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50 temps

pour grand orchestre

lundi 7 juillet 2014, par Valentin.

Ce gros défoulement orchestral en forme d’expérimentation formelle fut réalisée pour l’anniversaire de mon co-listier Gilles Esposito-Farèse.

Une fois n’est pas coutume, la partition que je vous propose aujourd’hui de découvrir n’existe qu’en un seul exemplaire, manuscrit, que je me suis refusé à « lilyponder » sur ordinateur. Elle n’a jamais été jouée, et je serais fort surpris qu’elle le fût un jour — disons que toutes les précautions possibles ont été prises pour que cela n’arrive point.

En voici les quatre pages, sous forme d’images ; l’original est au format A3 (et écrit très serré). Prévue pour durer tout juste cinquante secondes, son exécution requiert cinquante instrumentistes représentant toutes les familles d’instruments.

Cinquante temps pour Gilles Esposito-Farèse
(Licence Art Libre, 2014)

 Historique

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Je vous ai déjà parlé de la communauté des « oulipotes » et en particulier de la liste Oulipo qui, depuis près de vingt ans, multiplie avec talent, endurance et vivacité de nombreuses expériences d’écriture sous contraintes formelles.

En fait, j’irai même plus loin : pour parler en termes de logiciels Libres, la liste Oulipo, qui n’a jamais été reconnue par le groupe Oulipo officiel, se présente finalement comme un fork involontaire et innommé de ce dernier, qu’elle a d’ailleurs, à mon sens, éclipsé depuis longtemps en termes d’inventivité et d’audace. Lorsque je suis amené aujourd’hui à présenter, dans des ateliers ou conférences, ce qu’est l’écriture sous contraintes formelles, les exemples auxquels j’ai recours sont soit extraits des textes « historiques » de l’Oulipo (entre 1960 et 1980), soit des activités de la liste — à commencer par cet ahurissant catalogue de variations sur le Desdichado.

L’un des travaux qui rythme la vie et l’activité de la communauté, est la BLO« , ou Bibliothèque List-Oulipienne, en clin d’œil aux »B.O." (Bibliothèques Oulipiennes) vendues par les membres de l’Oulipo officiel. Au contraire de ces dernières, les BLO ne font pas l’objet d’une commercialisation, mais servent juste à rendre hommage à tel ou tel(le) membre de la liste, à l’occasion d’un anniversaire, d’un mariage ou de tout autre heureux évènement.

Si les précédentes explications vous semblent familières, c’est que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ces sujets lorsque j’eus l’honneur de participer, il y a quelque temps, à la BLO consacrée à Nicolas Graner, à l’occasion de son cinquantième anniversaire.

Autre pilier de la liste, avec qui j’ai sympathisé dès mon inscription en 2011, l’éminent physicien Gilles Esposito-Farèse, de l’Institut d’Astrophysique de Paris (également identifié sous son sigle GEF). Gilles passe ses journées à bricoler des équations fort avancées, et des exercices d’écriture non moins improbables — il est notamment affecté, pour son plus grand bonheur semble-t-il, d’une obsession envers les hétéropangrammes. Son site Gilles Esposito-Farèse est une mine de curiosités dont je n’ai pas encore achevé de faire le tour à ce jour ; il est principalement connu en-dehors de la liste pour ses ambigrammes et ses pinacogrammes.

Notre premier échange, en 2011, résume assez bien l’état d’esprit qui nous rapproche :

Moi : Bonjour, je suis inscrit sur la liste depuis quelque temps, j’ai pour projet de fonder un oumupo, je ne veux pas vous déranger...
gef : Mais comment donc ! Bienvenue à vous ; au demeurant, sachez que tout le monde est autorisé à se tutoyer ici.
moi : Ah, euh... merci. En fait, je n’aime pas trop tutoyer les gens... Tant que je ne trouve pas de point commun à partager, je préfère le vouvoiement.
gef : Quelle amusante coïncidence : figurez-vous que c’est également mon cas !
moi : Vraiment ? Je pensais que j’étais le seul.
gef : Nous avons décidément des points communs ; tutoyons-nous !


De fait, Gilles fut longtemps la seule personne que je tutoyai parmi les Oulipiens et List-Oulipien(ne)s.

Lorsqu’approcha son cinquantième anniversaire début 2014 (Gilles partageant avec Galilée la particularité d’être né un quinze février), une douloureuse question se posa : puisque l’intéressé avait déjà fait les frais d’une BLO dix ans auparavant, était-il pertinent de lui rendre à nouveau hommage ? Ce dilemme fut résolu par un subterfuge : aucune BLO ne serait confectionnée et imprimée, comme le veut l’usage, en un unique exemplaire ; en lieu et place, un blog serait ouvert pour y archiver toutes les contributions.

Et donc, victime de mon esprit de contradiction : là où la BLO de Nicolas Graner était imprimée, j’avais apporté une contribution sonore et entièrement immatérielle ; là où celle de Gilles est en ligne, je me fis un devoir de faire en sorte que ma contribution ne puisse cette fois exister que sous forme matérielle et irreproductible.

 Contraintes

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Certes. Mais concrètement, qu’écrire ? Mon premier réflexe fut de tenter de tirer profit de ma longue pratique des archives de listes de discussion : pendant plusieurs semaines j’arpentai celles de la liste Oulipo en tous sens, notamment pour lire les quelques 1750 messages postés par Gilles en dix-huit ans, dans l’espoir d’y trouver quelques pépites (par exemple des écrits embarrassants de maladresse, des pétages de plombs hors du commun, des hors-sujets exceptionnellement personnels ou lyriques), que je me ferais alors une joie de déterrer et mettre en musique.

C’était compter sans la constance de l’intéressé : après avoir catalogué analysé, découpé en statistiques ledit corpus, force me fut de reconnaître que j’avais fait chou blanc. Autrefois comme aujourd’hui, toutes ses interventions sont posées, rédigées, légères et exigeantes à la fois.

Alors,... alors il fallait trouver autre chose.

Contrainte n°0 : l’écrit
Gilles étant l’une des rares personnes en ce bas-monde qui partage (au moins en grande partie) mon intérêt pour la musique sous sa forme écrite, je savais qu’il serait sensible à une partition qui puisse être considérée à la fois en tant qu’objet musical et graphique. Ce serait également pour moi une occasion de renouer avec ma longue pratique de l’écriture comme artisanat, mesurant la longueur des systèmes et des mesures, calculant le placement de chaque note et altération au demi-millimètre près, crayonnant nerveusement les notes et les hampes, puis repassant à l’encre chaque partie (d’une main que l’on voudrait toujours moins fébrile, le poignet appuyé sur un mouchoir afin de ne point tacher le papier par la sueur de la paume) avant de gommer minutieusement le crayonné.

Je sortis donc mon plus beau papier à musique, de grandes copies doubles d’un format approchant le A3, et empilant fièrement sur chaque page... quarante portées. (Zut.)

Contrainte n°1 : mise en page
Faire une partition dont le nombre sous-jacent est 50, sur du papier de 40 portées, voilà un inconvénient dont on se passerait bien. À proprement parler, cinquante portées n’auraient d’ailleurs même probablement pas suffi, plusieurs des instruments impliqués (piano, harpe, vibraphone) étant traditionnellement notés sur deux portées ; de plus, il est de bon ton (sinon absolument indispensable) de séparer par une ligne vide les différents pupitres : Cordes, Percussions, Cuivres, Bois.

La solution consiste, évidemment, à faire tenir deux parties (monodiques) par portée, les deux voix étant distinguées selon que les hampes des notes s’orientent vers le haut ou vers le bas. Pour pousser plus loin l’astuce, les parties regroupées sont en général croisées : pour deux portées de Cors, par exemple, celle du haut rassemble les cors 1 et 3, et les 2 et 4 vont sur la portée du bas. Ce qui évite les côtoiements trop disgracieux, mais s’avère également pertinent lorsque seuls jouent les cors 1 et 2 (chacun ayant alors sa portée à lui tout seul). Ce n’est, néanmoins pas toujours possible, ni opportun — particulièrement dans le cas de musique trop chargée ou complexe rythmiquement. Dans le cas présent, la disposition des voix dicte certains choix musicaux (par exemple certains croisements auxquels j’ai dû renoncer).

De façon intéressante, l’organisation horizontale de la page se heurte à un problème similaire : comment répartir 50 temps sur 4 pages ? La solution qui me parut la plus élégante fut de faire intervenir, au milieu exact de la pièce, des mesures à trois temps — qui donnent naissance à une valse atrocement décadente, quoique de façon encore subdivisée (les noires étant remplacées par des croches). Là encore, on le voit, le format du papier gouverne les choix d’écriture.

Ainsi, en déployant ces cinquante parties (en hauteur) sur cinquante temps (en largeur), la partition devient un vrai terrain de jeux en deux dimensions (labyrinthe, jeu de piste).

Contrainte n°2 : effectif et instrumentarium
La répartition des instruments évoque ici un orchestre symphonique traditionnel (avec ses pupitres de cordes, bois et cuivres), quoique de façon subvertie puisqu’il s’agit non d’un orchestre stricto sensu, mais d’un ensemble de solistes à cinquante parties « réelles ». (Les doublures exactes étant rigoureusement proscrites, au profit de doublures approximatives telles qu’on en trouve à partir de Brahms.)

Sur ces cinquante instruments, la moitié est réservée aux cordes. Ce qui tombe plutôt bien : l’orchestre symphonique classique met justement en œuvre cinq groupes de cordes frottées (premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles et contrebasses). Il me suffit donc de mettre cinq têtes de pipe par pupitre, et en voiture Simone (me direz-vous ami lecteur). Non sans s’asseoir de ce fait, purement et simplement, sur la répartition « en pyramide » (beaucoup de violons, peu de graves) dictée par l’orchestration classique — voire, simplement, par l’équilibre acoustique le plus élémentaire. Ainsi, si les sous-divisions des violons sont une astuce connue et employée de longue date (Wagner, Stravinsky, Bartók), je ne crois pas avoir jamais vu une partition dans laquelle les contrebasses sont à la fois nombreuses et toutes employées comme solistes. (Mais ce serait sûrement très amusant.)

Les Bois, dans l’orchestre symphonique classique, sont répartis en quatre pupitres : Flûte, Hautbois, Clarinette, Basson. Il suffit d’y ajouter le Saxophone (autre instrument de la famille des bois, eh oui) pour obtenir un cinquième pupitre. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi l’utilisation des saxophones (comme j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte sur le terrain) reste aujourd’hui vue comme une audace incroyable (qui oblige les orchestres à engager des « extras », pour une somme conséquente), réservée aux plus dangereux hooligans. J’utilise donc ici — toujours pour faire des chiffres ronds — les « bois par deux », comme à l’époque de Beethoven, mais en incluant des instruments dérivés : la flûte 2 prend le Piccolo, le hautbois 2 prend le Cor Anglais, la clarinette 2 prend la Clarinette Basse, et le basson 2 prend le Contrebasson. (Beaucoup de ces instruments, là encore, sont notoirement pénibles à trouver pour un directeur d’orchestre.)

Les Cuivres sont ici « par un », ce que justifie la (relative) légèreté des autres pupitres : un Cor, une Trompette, un Trombone (complet) et un Tuba. Avec ces quatre instruments nous quittons ici, malheureusement, la belle organisation par cinq que j’étais parvenu à maintenir jusqu’ici ; mon intention initiale était d’ajouter un Cornet (instrument plus rare mais fort intéressant) mais il fallait jeter du lest pour pouvoir ajouter d’autres instruments encore plus rares :

  • le Cornet à bouquin est un instrument de la Renaissance, assez connu (et ce à juste titre). L’époque moderne en a injustement oublié la sonorité très particulière1
  • la Chalemie (Schalmei en allemand) est aujourd’hui totalement oubliée. Il s’agit, pour résumer, d’un ancêtre du Hautbois (là où le Chalumeau est celui de la Clarinette). Mon intention initiale était d’utiliser le couple traditionnel Cornet à bouquin/Saqueboute, mais c’était beaucoup plus drôle ainsi.
  • la flûte Hulusi est extrêmement répandue en Chine, et au demeurant parfaitement inconnue ici. C’est un instrument que je connais bien2 pour l’avoir déjà utilisé ; son timbre est très inégal suivant les notes et les modes de jeu, pouvant être doux et lisse comme une flûte à bec ou très cuivré et incisif (comme une guitare électrique saturée, mais n’anticipons pas).

Les Percussions nécessitent ici cinq exécutants ; il y a en fait un peu plus d’instruments différents, puisque la Batterie n’est pas un instrument unique mais une collection. Xylophone, Vibraphone, Marimba, relèvent des « claviers » ; s’y ajoutent ici deux Timbales à pédale (c’est-à-dire pouvant changer de hauteur très rapidement).

Enfin, un Piano (exploité ici sur toute sa tessiture, quoique dans une écriture particulièrement peu intéressante), une grande Harpe et une Guitare électrique complètent l’instrumentarium. Outre son alliage avec la flûte hulusi (voir plus haut), la guitare électrique, comme dans l’écrasante majorité du répertoire savant contemporain, est ici utilisée moins comme véritable instrument de musique que comme simple marqueur sémiologique3 grossier : donner à entendre quelques vagues traces sonores évoquant le rock permet aux compositeurs de « faire » moderne ou irrévérencieux pour pas cher4.

Contrainte n°3 : le nombre de notes
Le principe est donc très simple : 50 instruments, qui jouent chacun 50 notes, pour une durée totale de 50 temps. La solution la plus simple est évidemment de jouer une note par temps (ce que fait le piano, j’y reviendrai) ; dès lors qu’on veut varier un peu le discours, la chose se complique.

En effet, 50 notes ce n’est pas énorme. Cela peut suffire dans un mouvement lent5 mais ce n’est pas ce que j’avais en tête ici. La solution est donc de mettre en place des relais, de façon toutefois à ne pas permettre qu’un même instrumentiste soit en mesure de jouer deux parties à lui tout seul : il s’agit ici pour moi d’obliger à ce que la partition ne puisse être jouée que par (au moins) cinquante instrumentistes.

La répartition des notes fait l’objet d’une véritable politique économique afin d’éviter certains pièges évidents : l’énorme paquet de notes vers la fin qui ne sert qu’à épuiser le stock, la mélodie qui s’arrête soudain en plein milieu d’une phrase car il n’y a plus assez de notes, etc. La solution la plus évidente est de commencer par écrire la fin, ce que j’aurais dû faire ici pour les quintolets du dernier temps (m’étant laissé surprendre par un instrument, j’ai dû prendre le parti de graduer tout le pupitre de cuivres). Une autre astuce consiste à se ménager, en cours de partition (et de préférence à des endroits différents pour chaque pupitre) des « poches de notes »6 qui serviront de variable d’ajustement une fois le reste des notes (les plus indispensables) écrites. Un exemple visible comme le nez au milieu de la figure réside ici dans la sus-nommée « valse décadente » à mi-parcours, énorme gabegie de glouglous et de notes répétées... et fort pratique pour épuiser les notes restantes aux Bois et Cuivres.

Quelques surcontraintes sont ici présentes, dont j’ai oublié la plupart. Par exemple, la moitié des parties ne doit pas rentrer avant la lettre « A » ; la dernière contrebasse (ainsi que le xylophone) doit placer toutes ses notes après la lettre « D » ; je ne sais plus quel instrument doit placer je ne sais plus combien de notes dans chaque moitié de la partition ; je ne sais plus quel autre doit donner exactement le même nombre de notes entre chaque lettre ; et il doit sûrement y avoir aussi de la section d’or quelque part. L’organisation de la métrique présente aussi quelques subtilités : même si la pièce est clairement en binaire et que les « 50 temps » se font entendre sans aucune ambiguïté, certains événements sonores proposent un autre découpage structurel : par exemple, la harpe doit donner au moins une note toutes les cinq noires ; les contrebasses à la fin suivent un découpage par cinq croches et cinq croches de triolet.

Toutes ces contraintes, pour être honnête, n’en sont pas vraiment : il s’agit de petits défis que je me suis lancés pour me distraire au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture de la partition.

(L’exemplaire ici présenté comporte une erreur, puisqu’il manque une un à l’une des contrebasses à la fin. Cette erreur a été corrigée sur le manuscrit original.)

Contrainte n°4 : hauteurs
Comme n’ont pas manqué de le remarquer les (list)oulipiens, Gilles Esposito-Farèse présente ceci7 d’intéressant que ses initiales entrent toutes dans la [Solmisation anglo-saxonne : G, E, F, correspondent respectivement à sol, mi et fa.

Du coup, il serait amusant possible monstrueusement chiatique de faire une partition entière uniquement sur ces trois notes.

Ou bien : on enlève ces trois notes, il en reste quand même neuf autres (sur les douze du chromatisme total) et là, on peut commencer à s’amuser.

(Est-ce à dire que Gilles est « absent » de cette pièce ? Quelle symbolique faut-il y voir ? Je m’abstins de méditer sur cette question : j’avais une partition à écrire.)

(Les lettres servant de repère, tous les dix temps, vont uniquement de A à D, ce qui me permet là encore d’éviter le E, F et G.)

(Une logique similaire m’a conduit à numéroter systématiquement les instruments de 0 à 4 plutôt que de 1 à 5. C’est un peu geek8 (donc à même d’être apprécié par Gilles) mais entièrement justifié : la seule raison pour laquelle nous numérotons couramment en partant de « 1 » est que nos ancêtres les Romains ne connaissaient pas le « 0 », deux mille ans après il serait peut-être temps de mettre à jour nos circuits.)

Malgré ces inconvénients, ou précisément pour tenter de les faire oublier, le discours musical est fortement polarisé autour de la quinte : - la (celui-ci pouvant même, à certains moments, être perçu comme la dominante de celui-là). Il s’agit là de la seule quinte pouvant être obtenue par des notes naturelles (les touches blanches du piano), sans les notes interdites. (De surcroît, étant donné que le fa dièse est autorisé mais non le fa naturel, une part importante de mon travail fut d’éviter de donner l’impression que l’on est en ré majeur.)

Ce qui m’amène de nouveau à cette partie de piano, par laquelle je commençai et qui servit de fondation au reste de la partition. Comme je l’ai dit, je tenais à parcourir l’entièreté de la tessiture entre le premier et le dernier temps.

Or, un piano a 88 touches. Pas 50, pas 67.

88 touches - (mi+fa+sol) * 7 octaves - 50 temps = 17

Il me restait donc 17 notes à sacrifier. Et plutôt des touches noires (les blanches étant déjà largement amputées). Après avoir exploré plusieurs possibilités, je mis au point un système symétrique et à peu près convaincant, quoique difficile à résumer succinctement (enlever une touche noire par octave, sauf au milieu du clavier où on en enlève deux, sauf à l’octave centrale où elles sont toutes présentes ; les si bémols font l’objet d’un traitement à part qui les répartit de manière symétrique sur l’étendue du clavier).

La partition fait intervenir de nombreuses « politiques locales » de hauteurs, modulations, échelles modales temporaires, contraintes intervalliques (par exemple dans l’écriture du vibraphone ou du xylophone), sans parler des magnifiques accords parfaits (avec basse sus, comme on dirait en jazz) de la valse centrale.

Bref, il y a à boire et à manger.

 Description

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de l’enregistrement !

Maintenant est venu le moment de cet exercice peu commode (sinon carrément inepte) consistant à essayer de décrire une impression sonore qui n’est bien sûr que purement théorique et n’existe que dans ma tête. Concrètement, ça donne quoi ?

Bon, pour résumer, et vous l’aurez certainement déjà compris, ami lecteur : ça donne, un joyeux bazar.

Joyeux bazar qui, toutefois, ne commence pas si mal : les violons lancent un motif dynamique tournoyant autour de la note (qui correspond, pour toutes les cordes, à une corde à vide donc très sonore). Au bout de 10 temps, la tessiture s’élargit soudain (par mouvement contraire, ainsi qu’il sied) et tous les pupitres de l’orchestre font leur entrée, autour d’un accord qui pourrait passer pour du ré majeur (avec un fa dièse à la basse), mais qui est très vite teinté de couleurs plus tristes (si bémol, mi bémol). Le mode 3 - 1 - 3 - 1, que j’utilise volontiers, m’est ici d’un grand secours.

On est alors dans une écriture moins nerveuse, plus pleine ; c’est l’occasion de diverses phrases solo, en particulier auprès des instruments plus faibles tels que la chalemie ou le cornet à bouquin (accompagnés de façon lumineuse par des septièmes majeures au vibraphone). Les violons donnent également une phrase très étendue dans l’aigu, très « hollywood ».

Évidemment, ce ne serait pas marrant si ce n’était pas immédiatement cassé (au bout de six ou sept temps seulement) par l’arrivée de la « valse boche » qui permet des couleurs scintillantes et fanfaronnantes (aux deux extrêmes des vents, le piccolo est ici en concurrence avec le tuba, qui se décale légèrement par rapport au découpage par trois croches). Après ce « langoureux vertige »9, débarque tout d’un coup le troupeau furieux des contrebasses, servant de toile de fond à un épique solo de guitare électrique (accompagnée par la batterie), se mêlant (oui j’y tiens) à la flûte hulusi, dans des modes qui pourraient évoquer les musiques de films dans de grands espaces (je n’ai pas vue Lawrence d’Arabie, mais c’est ainsi que je m’en imagine la musique). L’épisode se termine par quelques mouvements en quintolets, qui annoncent la fin.

C’est le moment de : la ré-exposition10. Sous une forme plus légère, toutefois : les violons sont discrètement soulignés par la flûte dans le grave (comme dans une musique de comédie d’espionnage des années 1970) et le marimba. (Ainsi qu’une harmonique de contrebasse qui tiendra lieu de « note pédale » jusqu’à la fin.) Au bout de quelques instants commencent à se faire entendre des montées en quintolets (d’abord aux cordes aigües), qui contaminent rapidement l’ensemble du discours musical ; la pièce se termine donc sur une montée en quintolets, tutti.

Là encore, le est très prégnant dans cette montée (même si, selon les pupitres et les instruments, différentes contraintes gouvernent les hauteurs et l’on entend un pâté les neuf notes du mode toutes affirmées avec la même conviction). Les quintolets ont été très présents depuis le début de la pièce (référence au nombre 5 qui préside, on l’a vu, à l’écriture toute entière) ; de plus, le fait de terminer par un quintolet donne toujours l’impression d’un geste inabouti, d’un élan interrompu net — c’est exactement de cette façon que j’avais choisi de terminer mon premier opéra (lorsque j’avais dû improviser la fin au piano lors d’une séance d’enregistrement en 2008, puis ensuite dans la version orchestrée).

Tout ce que je viens de décrire est présent dans la partition. Et pourtant, quand bien même elle serait jouée un jour (et il me semble au demeurant avoir fait tout ce qu’il fallait pour que la chose ne se produise jamais, nous l’avons vu), vous ne l’entendriez certainement pas.

Pourquoi ? Parce que le tempo est de 60 à la noire. En d’autres termes, cette partition, et la glorieuse histoire qu’elle contient dans toutes ses métamorphoses, ses angoisses irrésolues, ses rebondissements et trahisons soudaines ou annoncées... ne se joue pas seulement en 50 temps. Elle se joue en 50 secondes.

Alors, que pourrais-je vous promettre ?

Je l’ai déjà dit : un joyeux bazar.

Bonne lecture !
Valentin.


[1Si le saxophone est un « bois en cuivre », le cornet à bouquin est un « cuivre en bois ».
(Si vous me suivez.)

[2Quoique de façon entièrement théorique.

[3Ou pour le dire plus simplement, un signe.

[4Fonctionne aussi avec le scratching.

[5Auquel cas c’est même trop : il faut alors ajouter des ornements et sinuosités parfaitement superfétatoires.

[6À ne pas confondre avec les « réservoirs » du même nom.

[7Et ceci seulement ?

[8On se réfèrera évidemment ici aux quatre libertés du Logiciel Libre, numérotées de 0 à 3.

[9(Aimable façon de signaler qu’on est bourré.)

[10Où il se confirme que je suis décidément un vieux con réactionnaire. Dans ma manière d’écrire tout au moins.

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