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Des auteurs malades de leur droit

mercredi 25 décembre 2013, par Valentin.

Originellement rédigé pour le site web du réseau « Futurs composés » (cf post-scriptum), cet article récapitule quelques principes élémentaires en matière de propagation des œuvres d’art.

« Tous droits réservés. » Ces trois mots bercent l’existence du citoyen moderne, qu’il soit versé ou non dans les pratiques culturelles. En eux se condensent une réalité juridique, un mode de vie sociale, une orientation politique et idéologique.

Les pays signataires de la Convention de Berne (source)

Omniprésente dans notre vie intellectuelle, culturelle, artistique, la formule se répéte à l’infini comme un crédo, un mantra, un gri-gri juridique — sans aucune justification : dans la quasi-totalité des pays le « tous droits réservés » contamine automatiquement toute œuvre de l’esprit, qu’elle soit accompagnée ou non d’une quelconque mention.

Tous droits réservés ; en d’autres termes, tout ce qui n’est pas explicitement autorisé par l’auteur, est frauduleux et répréhensible. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le droit d’auteur fonctionne à rebours du droit élémentaire selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Référons-nous ici à l’article 5 de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. ».

La création artistique et intellectuelle étant essentielle pour toute société civilisée, l’on pourrait arguer que protéger les auteurs revient à protéger « la Société » toute entière — et c’est sans nul doute la préoccupation sincère qui a animé plusieurs générations de législateurs au cours des trois derniers siècles. Reste à se poser, néanmoins, deux questions élémentaires : premièrement, est-ce vraiment l’auteur que l’on cherche à protéger, et deuxièmement, de quoi les auteurs ont-ils besoin qu’on les protège ?

 Vous avez dit « droit d’auteur » ?

La première de ces questions, aujourd’hui et en l’état du droit, pourrait presque prêter à rire. Impossible de croire sérieusement que c’est par égard envers les auteurs que l’on persiste à « protéger » diligemment leurs œuvres plusieurs décennies après leur mort, pour une durée qui atteint aujourd’hui plus d’un siècle (faut-il rappeler que l’Internationale, écrite juste après la Commune de Paris, attend aujourd’hui encore d’entrer dans le domaine public ?). Une durée qui s’allonge d’ailleurs d’année en année — au point que les instances européennes peuvent aujourd’hui préconiser sans rire d’étendre à une durée de 95 ans le droit voisin sur les enregistrements.

C’est qu’en trois siècles, les intermédiaires n’ont cessé de s’empiler entre l’auteur et son public : libraire, imprimeur, éditeur, producteur, distributeur, agent, sociétés de gestion collective et l’on en passe. Révolution Industrielle et avènement des médias de masse aidant, la création artistique est devenue un enjeu non seulement commercial (elle l’était depuis la Renaissance) mais essentiellement industriel. Les États-Unis nous en fournissent une illustration éclatante avec l’entreprise Disney, dont les personnages emblématiques ont été confisqués de justesse à plusieurs reprises alors qu’ils s’apprêtaient à entrer dans le domaine public.

La Mickey Mouse curve met en évidence la corrélation entre l’allongement de la durée du droit d’auteur et l’hypothétique future entrée dans le domaine public du dessin animé Steamboat Willie qui vit naître le personnage en 1928, et dont le statut légal est lui-même contestable (source)

Cerise sur le gâteau, cette même entreprise ne voit aujourd’hui aucune inconséquence à user du même droit d’auteur pour, par exemple, interdire légalement au créateur d’un personnage de dire qu’il en est le créateur. Les choses sont-elles moins pires de ce côté-ci de l’Atlantique ? Voire. Ce n’est que trop évident : le prétendu « droit d’auteur » vise bien moins à protéger les auteurs eux-même, que toute cette chaîne d’intermédiaires commerciaux et industriels — et les phénomènes capitalistes classiques qui les animent, de concentration en fuite de capitaux ou montages plus ou moins crapoteux. Et pourtant : ce sont toujours les auteurs (ou, mieux, « les artistes ») que la propagande n’a de cesse d’agiter comme des hochets pour impressionner le gogo (s’entend par là, le peuple).

 Vous avez dit « protection » ?

« Tous droits réservés » : « tous », certes... mais lesquels ? Le droit d’auteur recouvre tout un éventail de droits, parmi lesquels des droits moraux essentiels et d’autres qui semblent confondants, tel celui qui autorise les ayants-droits d’un auteur à tenter de faire interdire toute œuvre s’inspirant, même plusieurs siècles plus tard, d’un ouvrage ancien. D’autres semblent marqués au coin du bon sens : quoi de plus naturel pour un auteur que d’avoir le droit de signer son œuvre ? (Geste au demeurant moins universel qu’on voudrait le faire accroire.)

Cependant, l’essentiel du système de droits est très clairement tourné vers la commercialisation des œuvres — à tel point que dans le langage courant de beaucoup de gens, « les droits » est aujourd’hui synonyme de « les sous ». Commercialisation, cession, exploitation, reproduction : la gestion des droits patrimoniaux est un édifice épouvantablement complexe et opaque, où tout est fait pour, de facto, déposséder l’auteur d’un quelconque contrôle sur ce qu’il advient du fruit de son travail. La création artistique, l’invention intellectuelle et la transmission du patrimoine culturel ne semblent pas pouvoir s’envisager autrement que sous forme de transaction marchande, dans laquelle l’auteur n’a plus guère son mot à dire — là encore, noyé qu’il est sous une série d’intermédiaires qui ont chacun leur mot à dire et leur écot à prendre ; aux dysfonctionnements de l’industrie culturelle et du star system, s’ajoutent ceux des sociétés de gestion collective de droits patrimoniaux, que connaissent bien tous leurs utilisateurs et que soulignent année après année après année les pouvoirs publics dans l’indifférence complice du législateur.

Nous connaissons tous, directement ou indirectement, de telles situations : des auteurs enrôlés à vie (et même bien au-delà, nous l’avons vu), entravés dans d’innombrables cessions et clauses d’exclusivité qui leurs sont invariablement présentées comme inévitables ; obligés de verser « en apport » la totalité de leur catalogue passé, présent et futur ; découragés de s’inspirer dans leurs travaux de toute œuvre écrite même un siècle auparavant ; empêchés de renoncer à tout ou partie de leurs droits, même ponctuellement ; invités à oublier toute possibilité de jouer eux-même leurs œuvres, de publier eux-même leurs ouvrages, de se prêter à des travaux d’étudiants ou des manifestations gratuites ; parfois contraints à payer eux-même telle ou telle indemnité censément destinée à les rémunérer... Car tout cela, encore une fois, se fait en leur nom.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789 (source)

Initialement instrument de censure d’État (on l’oublie trop souvent), le droit d’auteur prend sa forme actuelle au sortir de l’Ancien Régime, à une époque où l’accession à la propriété, « droit inviolable et sacré » (article 17 de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen), apparait comme une promesse d’émancipation et d’indépendance (et pourtant : un auteur d’aujourd’hui, obligé de se concilier les bonnes grâces d’un producteur, d’un éditeur, d’un mécène entrepreneurial ou autre, peut-il véritablement se dire plus libre que l’artiste des temps passés qui devait se trouver un riche protecteur aristocrate ? Le chemin est encore long). Il pouvait faire sens alors, d’assimiler à un délit de contrefaçon toute liberté prise avec une œuvre : la France n’avait que trop souffert, depuis deux siècles, de la concurrence des imprimeurs hollandais.

Cependant, nous savons aujourd’hui que prétendre appliquer à des œuvres immatérielles un principe fondé sur la propriété matérielle, privative et exclusive, est non seulement illusoire mais dangereux. Le contrat social par lequel « la Société » dans son ensemble acceptait de renoncer à certaines libertés pour privilégier l’art et le talent des auteurs, ne cesse de se déséquilibrer en défaveur des citoyens (et même pas, nous l’avons vu, au profit des auteurs eux-même). Vous soutenez « les auteurs » ? Alors vous ne verrez pas d’inconvénient à renoncer à votre vie privée (l’on espionnera vos communications pour s’assurer que vous ne transmettez pas de contenus protégés), à votre liberté d’expression (l’on vous empêchera de citer longuement des ouvrages, y compris dans le cadre d’une démonstration ou dénonciation), à votre liberté d’apprendre (pas de photocopies de partitions, pas de musiques de films dans les conservatoires), de créer (pas de paraphrase d’un autre compositeur, pas de variations sur un thème, pas d’hommages divers),... voire à votre intégrité physique (vos appareils photo sont confisqués à l’entrée du musée, vos téléphones à l’entrée de la salle de concert, vos effets personnels sont fouillés par des inspecteurs de sociétés d’éditeurs en quête de reproductions « contrefaites »).

Expliquer aux auteurs qu’ils doivent être « protégés » du corps social tout entier, c’est réduire ce dernier à un grand chenil de simples consommateurs et de délinquants en puissance — tous ceux qui ne relèvent pas de la première catégorie étant évidemment appelés à être rangés dans la seconde. C’est ne plus raisonner en termes de rapports sociaux et artistiques mais de « manque à gagner ». C’est, enfin, mettre en place une partition du corps social, en dressant les uns contre les autres et en explicant à ceux-ci que ceux-là sont leurs ennemis potentiels. C’est, tout simplement, nier que tout auteur est avant tout, lui aussi, un citoyen à part entière.

Comprenons alors que le développement d’Internet (que l’on tente à grands cris d’entraver, parfois au mépris des droits de l’homme, comme l’établit un récent jugement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme) n’est pour rien dans cette hystérie. Il ne fait que mettre en évidence la base fondamentalement viciée du soi-disant « droit d’auteur » : pour devenir délinquant, nul besoin d’une connexion ou d’un photocopieur, il vous suffit de reproduire de mémoire un dessin, de siffloter une mélodie. Notre psyché elle-même constitue un danger, et la protection ultime du droit d’auteur ne peut donc se faire, in fine, que par une « police de la pensée ». Même à imaginer que le droit d’auteur protège véritablement les auteurs, même en reconnaissant auxdits auteurs un talent essentiel, précieux et indispensable, quelle société pourrait ainsi tolérer qu’une caste de citoyens, délimitée arbitrairement ou non, dispose de davantage de droits que les autres ? En feignant de croire un tel conte, les auteurs eux-même se retrouvent à cautionner (fût-ce à leur corps défendant) un outil de négation de l’égalité républicaine, de démolition du lien social, d’infantilisation des citoyens et d’assujétion généralisée.

En nos temps troublés où se multiplient les tentations de déni de démocratie, le discours politique de promotion du « droit d’auteur » n’a plus rien à envier à l’idéologie sécuritaire qui accable aujourd’hui les sociétés crypto-totalitaristes (jusque dans « nos » démocraties occidentales) : il justifie le rognement progressif des libertés publiques et individuelles au nom d’un objectif séduisant mais hors d’atteinte — pas plus qu’aucun pouvoir démocratique ne saurait garantir un « risque zéro », aucune société démocratique ne peut garantir à ses artistes un succès systématique et une rente à vie. De même que sortir dans la rue nous expose à un accident ou un attentat, publier une œuvre revient nécessairement à prendre un risque, qu’il serait vain de nier. Entre protéger réellement le droit d’auteur et vivre en démocratie, un choix est donc à faire. (Et nous ne savons que trop vers lequel tendent les gouvernants.)

 Se libérer

C’est, certes, un tableau bien noir que nous dressons là. (Et encore reste-t-il bien sage en regard de ce que vivent les quelques citoyens trainés en justice comme « pirates » de temps à autre et condamnés pour l’exemple, à des peines d’une sévérité purement délirante.) Les auteurs et artistes ne sont évidemment pas responsables de ce qui est fait en leur nom, et l’on ne saurait les taxer ni d’anti-républicanisme ni d’égoïsme. La plupart, d’après mon expérience, vivent le système comme un mal nécessaire, soit qu’ils en ignorent les effets pervers soit qu’on les ait convaincus que, comme dit l’air du temps, « il n’y a pas d’alternative ».

Or voilà : ne pas choisir, c’est déjà choisir. Le simple fait de publier une œuvre quelle qu’elle soit, nous l’avons vu, revient à la faire immédiatement entrer sous le régime du « tous droits réservés » ; signer une clause d’exclusivité, que ce soit chez un éditeur ou une société de gestion collective, semble normal et enviable (la voie royale, celle de la consécration socialement légitimée) ; cela revient pourtant à cautionner le système dans son entièreté, abus compris. Beaucoup s’y résolvent en de mauvaise grâce, en espérant vaguement qu’un jour lointain viendra où la loi évoluera dans un sens meilleur. Ils n’ont pas tort : le fond du problème est d’essence politique, et plus d’un juriste estime aujourd’hui que le droit actuel (sur lequel s’arqueboutent le législateurs et les acteurs industriels) ne peut, à terme, que voler en éclats. Pour autant — patience et résignation : est-ce vraiment là tout ce que, auteurs, artistes, intellectuels, nous pouvons proposer aujourd’hui ?

C’est la question à laquelle tentent de répondre, chacun à leur manière, de nombreux acteurs du milieu artistique, culturel et universitaire. De plus en plus d’auteurs choisissent la voie de l’auto-édition et de l’auto-distribution, tirant notamment avantage des possibilités d’immédiateté, de réappropriation à moindre coût et de désintermédiation qu’offre aujourd’hui le Web. D’autres se tournent vers de nouveaux intermédiaires : plateformes de diffusion vidéo dite streaming, dispositifs d’appel au don et de financement collectif dit crowdfunding. Certains groupes industriels proposent des offres de consommation culturelle forfaitaire (réactivant étonnamment ce serpent de mer législatif qu’était il y a peu la « licence globale » comme remède au « piratage »), et quelques sociétés de gestion collective commencent même à admettre, quoiqu’à reculons, l’existence d’alternatives possibles au régime traditionnel dont elles affligent orginairement leurs sociétaires. Autant de choix certes intéressants mais qui ne reviennent, en dernière analyse, qu’à tenter de transposer dans un cadre mis au goût du jour, les schèmes habituels de production commerciale et capitaliste.

Car des alternatives, il y en a. Depuis une trentaine d’années, le mouvement des licences Libres a entamé une réflexion et une concrétisation dont nous ne percevons aujourd’hui que les tout premiers effets, si spectaculaires soient-ils. C’est dans le milieu universitaire informatique américain qu’est né le mouvement du logiciel Libre, lorsque les acteurs entrepreneuriaux imposèrent autoritairement une privatisation du savoir et une mise en concurrence des experts (hackers) les uns contre les autres.

Le logo du projet GNU, fondé en 1982 par Richard Stallman (source)

L’un des plus brillants d’entre eux, Richard Stallman, eut l’idée de prendre le contrepied de ce dispositif d’asservissement : plutôt que de céder son droit d’auteur à une entreprise qui en tirerait un avantage intellectuel, politique et économique, il fit le choix de publier ses propres programmes accompagnés d’un document qui autorisait explicitement tout récipiendaire à les diffuser, les étudier ou même à en créer des versions modifiées. Moyennant quelques conditions, à commencer par le respect du nom de l’auteur d’origine (car les licences Libres s’appuient sur le droit d’auteur, nous y reviendrons)... ou encore, l’astucieux copyleft qui prévoyait que toute version redistribuée ou modifiée du programme, devrait être accompagnée de cette même licence. Telle est la solution du logiciel Libre : plutôt que de s’évertuer à changer ce qui existe ou à contourner la législation, construisons autre chose, à côté. Le choix de Stallman fit tache d’huile, et aujourd’hui l’omniprésence des logiciels Libres, de Firefox à LibreOffice en passant par Android ou GNU/Linux, est plus flagrante que jamais. Dans le domaine musical, on ne présente plus des logiciels tels que Open Music, Pure Data, SuperCollider, MuseScore ou GNU LilyPond (sur lequel nous reviendrons dans un prochain chapitre).

Une certaine confusion persiste, dans le public, entre « Libre » et « gratuit ». C’est oublier que rien n’interdit de vendre un logiciel Libre ou de commercialiser des services d’assistance ou de développement ; de fait, les logiciels Libres sont au cœur de nombreux succès commerciaux, du côté des grandes entreprises comme des développeurs indépendants. L’éthique Libriste ne s’oppose pas au commerce, mais aux clauses d’exclusivité qui l’accompagnent trop souvent. Si je suis un grand chef cuisinier, ce n’est pas le fait d’afficher au vu de tous la recette de mes plats qui fera que mon restaurant sera déserté — et même si j’autorise le premier cuisinier venu à reprendre ma recette (en l’indiquant clairement), éventuellement sous une forme modifiée, pour ouvrir son propre restaurant, tout porte à croire que ma clientèle ne désemplira pas. (À moins que ce cuisinier n’ait un talent plus grand que le mien, ou des tarifs bien moins élevés qui lui permettront de s’adresser à une autre clientèle.) Curieux syncrétisme, le mouvement des licences Libres réactive donc des valeurs associées à la fois au socialisme (le partage et l’accès pour tous aux richesses immatérielles) et au libéralisme économique (la liberté de concurrence). Ou peut-être la définition la plus simple est-elle celle de Stallman lui-même, qui propose de résumer l’esprit des licences Libres en trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité.

Le succès des licences Libres s’explique donc moins par la gratuité que par le renouveau du lien social qui la sous-tend, lequel n’est plus, pour une fois, conditionné à un intéressement immédiat. Tel que nous le connaissons, le commerce a pour principe élémentaire de subordonner l’accès au bien à un paiement : j’ai ce produit à vous vendre, mais si vous ne me payez pas vous ne l’aurez pas. À quoi une licence Libre substitue : j’ai ce produit à vous vendre, il a une certaine valeur et nous le savons tous deux ; vous y aurez accès de toute façon, mais je préfèrerais que vous le payiez (et cela vous donnera peut-être quelque avantage supplémentaire). À ce stade, n’importe quel acteur capitaliste traditionnel, habitué à vivre dans un monde où le seul but est d’escroquer le plus de gens possible le plus rapidement possible, s’esclaffera de tant de naïveté... Et pourtant : plusieurs décennies d’expérience nous montrent qu’en une telle circonstance, les gens payent. Pas tous, certes, et souvent pas beaucoup. Mais ils payent de bon cœur, précisément parce que c’est un choix qui leur appartient. De simple consommateur infantilisé, ils sont devenus acteurs, traités en adultes, et traitant d’égal à égal avec l’auteur qui leur propose son travail.

Il n’existe, certes, ni martingale ni rente, et les métiers d’expression artistique restent (et resteront probablement, en l’absence d’une volonté politique sérieuse) hasardeux. Mais l’essentiel n’est plus là : si les deux siècles précédents avaient pu nous laisser croire docilement (non sans un brin de mauvaise foi) que la valeur de toute chose se résumait à sa seule contrepartie monétaire, la supercherie n’en finit plus de voler en éclats aujourd’hui. De ce changement profond dans l’échelle de valeurs de notre société, le logiciel Libre est un signe avant-coureur, mais il n’est pas seul : depuis une douzaine d’années, des projets tels que Wikipédia (ou les très galvaudées « Creative Commons », sur lesquelles nous reviendrons au prochain épisode) montrent avec succès qu’un tel modèle n’est nullement appelé à se limiter à l’informatique, ni aux domaines fonctionnels ou utilitaires, ni même à la sphère de l’immatériel.

Du point de vue d’un auteur, les licences Libres ont une saveur toute particulière. Tout d’abord en ce que, nous le voyions plus haut, elles instaurent proximité et respect avec son public, et peuvent ainsi l’aider à trouver une plus large diffusion. Mais aussi parce qu’elles rendent enfin compte du fait que, non, l’Art ne naît jamais de rien : nos prédecesseurs des siècles passés trouvaient fort naturel de transcrire, transformer, recycler les œuvres de leurs contemporains, ce qui nous est aujourd’hui interdit. En prenant pour point d’appui d’autres œuvres Libres, ou en autorisant d’office à ce que d’autres créent de nouvelles œuvres à partir des nôtres, nous pouvons aider à constituer un répertoire Libre qui permettra, peut-être, de remettre l’Art en mouvement. Et ce d’une façon bien plus précise, puisque le copyleft exige de rendre compte rigoureusement de tout les changements apportés, de toutes les versions successives, et de tous les apports de chaque auteur successif, nommément identifié.

Transparence et traçabilité, respect et réappropriation : les licences Libres s’appuient sur le droit d’auteur, et corrigent habilement ses dérives possibles (en droit anglo-saxon, la possibilité de cession forcée du copyright, et en droit français, les exclusivités d’exploitation accordées à des intermédiaires). On aurait donc tort de voir en les licences Libres une tentative de négation du droit d’auteur : elles sont, au contraire, sa réhabilitation.

Valentin Villenave, avril 2013. (Licence Art Libre)


Ce texte fut rédigé en 2012-2013 dans le cadre d’une série d’articles intitulée « Parlons mieux, parlons Libre » destinée au tout-nouveau « webzine » presentcontinu.com émanant du réseau « Futurs composés » (auquel, sans d’ailleurs trop savoir pourquoi, j’adhère depuis quelques années). Le site en question est en partie placé sous une licence alternative, initiative que j’ai saluée et contribué à guider ; le comité de rédaction accueillit donc avec bienveillance mes contributions et les problématiques que j’y abordais.

Toutefois, certains aspects de mon discours suscitèrent de la part de responsables du site l’envie de reformuler quelques phrases et de supprimer quelques formules. Il ne m’appartient pas de juger si cette envie était justifiée : outre le droit de juger mon écriture maladroite, agressive ou provocante, je reconnais à tout un chacun le droit de publier des versions modifiées de mes écrits, qui sont diffusés sous licence Libre.

Cependant les personnes en question (dont je n’ai jamais su qui elles étaient) tenaient à ce que l’article ainsi modifié par leurs soins, soit signé de mon seul nom, c’est-à-dire non seulement en violation des conditions de la licence, mais au mépris même de l’esprit du droit d’auteur tel qu’il existe originellement et tel que je le défends.

Cet article est donc resté inédit jusqu’à sa publication sur mon propre site.

Messages

  • Bonjour Valentin,

    je me retrouve justement confronté à ce problème de « droits » : récent compositeur de musique pour un projet commun (4 compositeurs), je suis poussé, amicalement mais avec insistance, à faire partie d’une société d’auteurs (la SUISA, notre pendant suisse de votre SACEM), pour, soi-disant, protéger mes pièces, alors que l’idée même de me « syndiquer » m’est totalement étrangère (je n’ai besoin de personne pour en être un, a dit Brassens... j’adhère sans réserve). Mais le mouvement qui vous pousse est bien là : on vous fait voir tous les « dangers » qui guettent votre œuvre si vous ne vous « protégez » pas contre les méchants qui lui veulent tant de mal... J’ai surtout l’impression qu’on entretient une sorte de psychose afin de vous vendre une « assurance-vie » dont vous n’avez nul besoin et qui ne fera qu’engraisser financièrement le vendeur lui-même.

    Bernard Meylan

    • Bonjour Bernard,
      je compatis. Vous parvenez à une position similaire à la mienne quoique par une voie différente : l’idée de « se syndiquer » ne me pose aucun problème en soi, et je ne rejette pas par principe la notion de gestion collective sur laquelle se fondent (à l’origine) les sociétés de perception de droits « d’auteur ». Après tout, pourquoi pas ?

      Ce qui m’agace en revanche, c’est le dévoiement des mots et des principes : lorsque j’entends ces organismes employer le mot « protection », l’image qui me vient est plutôt celle d’une paire d’individus patibulaires qui débarquent dans votre boutique avec une batte de base-ball à peine dissimulée et vous disent avec un fort accent sicilien « c’est une bien jolie devanture que vous avez là... il serait dommage qu’il lui arrive quelque chose ».

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