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Élégie (d’après Claude Debussy)

vendredi 15 janvier 2016, par Valentin.

Cette brève partition, peu connue, a été écrite par Claude Debussy à la fin de sa vie ; j’en ai réalisé une adaptation pour deux instruments, présentée ici.

L’Élégie de Claude Debussy est une pièce méconnue, pour piano seul, datée de décembre 1915 (ce qui en fait une de ses toutes dernières partitions). Il en existe une édition Libre disponible sur IMSLP (réalisée par Louis Sauter au moyen de MuseScore), ainsi que quelques enregistrements sur YouTube.

Découvrant cette partition exactement un siècle après son écriture, j’ai été frappé de son lien avec la Sonate pour violoncelle et piano de Debussy, rédigée quelques mois auparavant (et que j’ai moi-même fréquentée de près en juillet dernier, en prenant part à l’enregistrement d’un disque dans lequel Thierry Barbé joue cette sonate à la contrebasse). Cela m’a donné l’idée de réécrire moi-même l’Élégie pour une instrumentation différente, en confiant la ligne mélodique à la contrebasse et en développant davantage la partie de piano. Voici la partition de cette version, suivie de l’enregistrement de notre première lecture avec Thierry Barbé :

Élégie, Debussy — partition et parties
Élégie, Debussy — code source LilyPond

 Contexte historique

Claude Debussy (1862-1918) est un compositeur essentiel du tout début du XXe siècle, cette époque si particulière où le style post-romantique se redéfinit entièrement pour bientôt déboucher sur l’époque dénommée (encore aujourd’hui, mais sans doute plus pour longtemps) contemporaine ; à ce titre, son influence décisive s’étend sur toute l’histoire de la musique savante occidentale, et largement au-delà.

En 1915, les temps sont durs pour Debussy et sa femme Emma, tant dans leur vie personnelle (ainsi, ils perdent tous deux leurs mères au printemps, à une semaine d’intervalle) que dans la profonde crise qui traverse la vie intellectuelle française, encore remplie de certitudes tout juste un an auparavant, alors que la Nation française dans son ensemble (à quelques voix près, très vite étouffées dans l’indifférence à peu près générale) s’unissait glorieusement autour d’un sentiment revanchard et raciste contre l’Allemagne. (Toute ressemblance avec des sentiments nationalistes, militaristes et sécuritaristes plus récents, prenant par exemple pour cible une population vaguement perçue comme mahométane, n’aurait pas grand chose d’accidentel.)

Oui mais voilà : quelques mois plus tard, cette Grande Guerre s’annonce bien plus incertaine que prévue. La France a lamentablement perdu la bataille de Belgique, les deux camps s’enlisent (littéralement) dans une guerre de tranchées et chaque mois apporte de nouvelles horreurs : bombardement de Paris en mars, guerre chimique en avril, exécution sommaire des soldats par leur propre camp (celui de la civilisation éclairée, oui). Les pertes s’additionnent aux pertes, et commencent à affecter le monde culturel et musical (ainsi du regretté Jules Écorcheville) bientôt rejoint par beaucoup d’autres).

Claude Debussy lui-même semble suivre ce mouvement : lui qui, quelques mois auparavant, s’égosillait à longueur de colonnes pour appeler à exterminer les sous-hommes allemands, et à purge générale de toute l’influence culturelle issue plus ou moins directement la noble et pure race française de toute influence venue d’Allemagne (ce qui inclut confusément tout Wagner mais aussi Gluck, puis plus généralement toute forme de modernité « grandiloquente », et voire, la musique symphonique en générale), change considérablement de ton au long de l’année 1915 ; à la haine et au mépris envers l’ennemi, succèdent un profond désarroi teinté de lassitude et de détresse face à la ruine générale de son propre pays, et particulièrement de sa vie intellectuelle.

Dans ce sentiment de détresse, sa propre souffrance physique occupe une place de plus en plus centrale et handicapante : âgé d’une cinquantaine d’années, il ne connait (et ne connaitra jamais) la véritable cause de son mal (un cancer que le corps médical s’obstine à lui présenter comme une entérite ou une rectite). Écrire lui devient difficile, ce qui le met dans une situation financière plus critique que jamais — criblé de dettes, il accepte de signer quelques volumes d’éditions « révisées » de grands compositeurs (Bach, Chopin) tout en quémandant auprès de son éditeur de nouvelles avances sur d’hypothétiques œuvres à venir.

Enfin, la belle saison de 1915 offre au couple quelques mois de répit sous la forme d’un hébergement gratuit à Dieppe dès le mois de mai, puis à Pourville de juillet à octobre, dans cette Normandie à laquelle le compositeur est si attaché, celle de Maupassant et d’Arsène Lupin, mais aussi d’Erik Satie. C’est pour lui une période d’activité artistique intense (sa dernière, comme il le pressent peut-être : « J’ai écrit, dit-il, comme un enragé, ou comme un qui doit mourir le lendemain matin). Là-bas, il rédige non seulement sa suite En blanc et noir pour deux pianos, ainsi que treize Études pour piano seul (dont seules douze seront publiées), ainsi que les deux premières d’un cycle de Six sonates pour divers instruments : la première pour violoncelle et piano, la deuxième pour Flûte, Alto et Harpe. Dans ce cycle (dont Debussy ne pourra en fait achever — douloureusement — que la troisième), le nombre d’instruments devrait aller croissant et culminer avec la sixième sonate, pour ensemble de chambre, rassemblant les sonorités des »divers instruments« sus-mentionnés (violoncelle, flûte, alto, harpe, violon, piano, mais aussi peut-être, instruments à anches, clavecin et cuivres), »avec, en plus, le gracieux concours de la contrebasse".

Ce dernier détail n’est pas insignifiant : en effet, rien n’indique que Debussy ait jamais découvert les ressources de la contrebasse en tant qu’instrument soliste — alors que l’instrument semble parfaitement correspondre à son style intimiste et expressif. Debussy était plus familier avec le violoncelle, qu’il avait utilisé dès l’âge de vingt ans dans son Nocturne et Scherzo pour violoncelle et piano. Le retour, dès sa première sonate, à cette formation, peut donc être vu comme un renouement avec ses années de jeunesse, avec la musique de chambre, et avec la musique dite « pure », c’est-à-dire dépourvue d’argument, programme ou titre descriptif.

 La Sonate pour violoncelle et piano

Rédigée dès juillet 1915, cette sonate débute par un prologue lent, à quatre temps en mineur — tout comme la première scène de son opéra Pelléas et Mélisande (1894), ou plus tard les préludes pour piano seul …Canope (1910) et …Des pas sur la neige (1912). On y retrouve plusieurs marqueurs esthétiques d’une certaine tradition française (écriture volontiers mélodistes, langage harmonique construit sur des quartes et tétracordes) ainsi que certains traits plus spécifiquement debussystes, à commencer par la référence constante aux auteurs anciens (tempo déclamatoire, quintes à vide), l’ornementation très présente (jadis à l’italienne comme dans Fêtes galantes, ou Suite bergamasque, puis volontiers hispanisante dès Lindaraja et jusqu’aux dernières pages de la troisième Sonate, pour violon et piano, en 1917), les modulations entre divers modes (notamment pentatoniques ou à base de quintes augmentées). Tous ces éléments se retrouveront, fût-ce à l’état de trace, dans la petite Élégie écrite quelques mois plus tard, mais cette fois dans un éclairage bien différent.

En effet, avec le retour de Claude et Emma Debussy à Paris à l’automne 1915, débutent des jours sombres. Même si le compositeur a pu négocier des conditions avantageuses autour de sa Sonate pour violoncelle et piano, les soucis financiers ne s’éloignent guère, et ne s’estompent que sous la douleur physique. De plus en plus handicapé par sa maladie, il se résout à subir une intervention chirurgicale le 7 décembre, qui échoue et ne le laisse que plus amer et souffrant. Le manuscrit de l’Élégie est daté du 15 décembre ; même à supposer qu’il eût été ébauché avant son opération, il n’est que trop évident que ces quelques mesures ont été rédigées dans des conditions extrêmement pénibles.

 L’Élégie

Destinée à une opération de souscription pour financer l’effort de guerre, cette partition fut incluse début 1916 dans un recueil à tirage limité, parrainé par la reine-mère Alexandra du Danemark et intitulé Pages inédites sur la femme et la guerre.

Bien qu’écrite pour piano seul — peut-être afin de gagner du temps, le piano étant l’écriture la plus naturelle pour Debussy —, cette pièce apparait à bien des égards comme un post-scriptum à la Sonate pour violoncelle et piano : la ligne mélodique est tenue par la main gauche, dans la tessiture grave de l’instrument, accompagnée de quelques accords à la main droite. Comme nous l’avons évoqué, la partition est écrite en mineur, sur un mouvement lent à quatre temps ; la mélodie débute de façon inattendue sur un accord parfait à l’état de sixte, majeur puis mineur : cette alternance harmonique ponctuera la pièce jusqu’à sa dernière phrase.

La mélodie, assez ornée, évolue sur un mode pentatonique explorant des tessitures assez graves — voire trop graves pour un violoncelle, qui se retrouverait confiné sur sa corde la plus grave et devrait même renoncer à la dernière note de la pièce ; la contrebasse, en revanche, est ici à son aise.

 Politique de transcription

En ce qui concerne la partie de piano, elle est ici développée dans la plus fidèle imitation de l’écriture debussyste : larges accords résonnant longuement (là où la partition d’origine oblige à changer plus souvent la pédale pour ne point alourdir la main gauche), usage parcimonieux mais audible des arpeggios, quintes à vide (et même un peu de trois-pour-deux mesure 12). J’ai préféré préserver la partie de piano telle qu’écrite par l’auteur partout où une « sonorité de piano » semblait souhaitable : ainsi des appogiatures attaquées sur le temps qui précèdent les notes graves mesures 6 et 7, qui n’auraient pas convenu à la contrebasse et évoquent au contraire certaines pages — typiquement pianistiques — des Préludes ; ou encore les quatre étranges accords mesures 16-17 (au sujet desquels je ne laisse pas de m’interroger : étant donné le manque de fiabilité notoire des manuscrits de Debussy, l’auteur aurait-il pu oublier ici un si bécarre à la main gauche ?

Certains passages demandent un peu de finesse, par exemple la mesure 13 où le texte original donne un accord formé de quatre notes conjointes ; ou encore, les passages où le piano doit prendre le relai de la contrebasse (par exemple les deux notes graves formant la levée de la mesure 16). À de nombreux endroits, j’ai choisi de reconstituer une note de basse que le texte laissait sous-entendue, par exemple mesure 8 ou encore 14 (qui produit une réharmonisation très debussyste de la mélodie du début, et dont je suis assez fier), ainsi que la basse ajoutée sur le deuxième temps des mesures 10 et 11, évoquant le balancement que l’on peut trouver dans certains préludes (Les sons et les parfums, La Puerta del Vino).

Les seuls fragments véritablement ajoutés sont les brèves interventions en pizz1 de la contrebasse, qui n’ont pas d’intérêt musical notable (même si j’ai pris soin de les écrire à partir du matériau déjà donné par le texte) mais ont pour propos d’équilibrer le rôle des deux instruments — l’écriture en duo présentant un type de « dramaturgie » concertante ontologiquement très différent du discours d’une pièce solo.

Bonne lecture !
Valentin.


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