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Étoile sans couleur

pour récitant et quatre instruments

dimanche 1er janvier 2012, par Valentin.

Cette pièce sur un texte de Jacques Roubaud a été écrite pour le « concours Pierre-Jean Jouve » dans le cadre du Printemps des poètes 2011.

La présente partition a été rédigée en 2011, en vue d’une participation à un concours de composition. Les contraintes imposées étaient de :

  • partir d’un texte au choix parmi trois poèmes,
  • utiliser la voix parlée et non chantée,
  • inclure au moins une partie de piano (ce concours est initié par l’ensemble In&Out, composé essentiellement de M. Thierry Ravassard, pianiste),
  • y adjoindre au maximum trois instruments supplémentaires.

Cette pièce est donc écrite pour récitant et quatre instruments : flûte hulusi, guitare, marimba et piano. Elle s’inscrit dans le projet OuMuPo que j’ai récemment tenté d’initier, et fait par ailleurs intervenir une courte citation du Berliner Requiem de Kurt Weill.

Cette partition n’a jamais été créée.

Étoile sans couleur
© Jacques Roubaud (texte) et Valentin Villenave, 2011.
Étoile sans couleur (version Libre)
Licence CC-by-sa © Valentin Villenave, 2011.

Projet.

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Le concours
C’est au printemps 2011 que j’ai eu vent, par ma collègue Marion Navone, de ce « concours de composition » — exercice que j’abhorre notoirement, et boycotte systématiquement. Comment me suis-je retrouvé à y participer néanmoins ? Quelques raisons, bonnes et mauvaises :

  • Marion m’assurait que ce concours-là était différent, à taille humaine, organisé par des gens qu’elle connaissait et estimait…
  • … et que, plus encore, avec seulement deux ans d’existence, ledit concours restait d’envergure modeste et manquait même de candidats « sérieux »,
  • parmi la liste des textes imposés/proposés, se trouvait un texte de Jacques Roubaud, grand auteur français du XXe siècle…
  • … et notamment co-fondateur de l’OuLiPo — ce qui rejoignait un projet artistique que j’avais depuis longtemps (voir plus bas),
  • mais aucune de ces raisons n’était rien en regard du profond ennui tapissant le vide abyssal de mon existence de rat mort, vide que j’étais prêt à tenter (illusoirement) de combler d’à peu près n’importe quelle manière — alors bon, rédiger une partition à l’œil ou faire des réussites de cartes sur l’ordinateur six à huit heures par jour, c’est un peu du même intérêt…

Aurais-je mieux fait de ne pas m’engager là-dedans ? Je me le demande encore aujourd’hui, d’autant que (comme nous le verrons plus bas) j’ai abordé l’exercice avec beaucoup d’ambigüité, en acceptant les consignes tout en les contournant, mû à la fois par un insondable mépris envers ceux qui me jugeraient et par le désir de leur plaire, adoptant tour à tour une lucidité agressive et un optimisme béat... le tout, culminant dans le splendide acte manqué qui conduisit ma partition à être initialement rejetée (mais n’anticipons pas).

Consignes et idéologèmes
Le principe du concours était de mêler musique instrumentale et voix parlée, en choisissant un « poème » de trois auteurs au choix. (Le postulat de départ, jamais remis en question étant qu’il est nécessairement beau/expressif/intéressant/contemporain, de mêler de la musique instrumentale à de la voix parlée.) Ce que j’utilise ici relève en fait plus de la voix scandée que de voix parlée ; la partie de récitant est ici notée rythmiquement avec beaucoup de précision (comme dans l’Histoire du Soldat de Stravinsky, en un peu plus complexe) — ce qui me semble d’ailleurs entrer potentiellement en collision avec la conception de la « voix parlée » que se font les organisateurs du concours et leur idéologie du « Grand Comédien Français ».

Les trois auteurs en question étaient : Jacques Roubaud (né en 1932), avec un texte sans titre mais en hommage à Pierre-Jean Jouve, portant en épigraphe la citation suivante : « La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine. », Fabienne Courtade (connais pas), avec un texte intitulé Dehors, et Zéno Blanu avec un texte intitulé Éloge du souffleur, en hommage (semble-t-il) au saxophoniste de jazz John Coltrane.

Contraintes formelles et expression artistique
Je dois avouer ici mon imperméabilité la plus totale à la poésie contemporaine (ainsi, d’ailleurs qu’à d’autres formes littéraires telles que le théâtre contemporain ou le « nouveau roman »). En matière de poésie, je me suis arrêté à Apollinaire et à quelques auteurs para-surréalistes ; tout ce que j’ai pu lire de plus récent (francophone ou étranger) me paraît toujours excessivement dépourvu de distance — à peut-être une exception près, que constituent les travaux de Littérature Potentielle. (Ce pourquoi Jacques Roubaud était ici pour moi un choix évident et naturel.)

En effet, le travail sur la forme est une manière de distancier toute expression, et de faire ainsi œuvre d’art. (Cette quête est d’ailleurs ce qui sous-tend ma propre démarche d’écriture, à tel point que j’ai entrepris depuis un an de (re)(re)(re)lancer un « Ouvroir de Musique Potentielle », dont je reparlerai ici un de ces jours, et dont la présente pièce constitue l’un des premiers travaux.) Se crée ainsi une tension, constante, entre spontanéité et calcul, entre expressivité et logique formelle ; cette tension me semble, en soi, plus intéressante que de « choisir son camp » une fois pour toutes.

Les travaux de Jacques Roubaud en matière de contraintes formelles l’ont amené, dans son Atlas de Littérature potentielle paru au début des années 1980, à formuler ce qui est resté comme les deux « principes de Roubaud », que l’on prend souvent à tort comme prescriptifs alors qu’ils ne sont à l’origine que descriptifs et que je vais essayer ici de formuler à ma façon. Le premier dispose que tout texte mettant en œuvre une structure mathématique doit contenir des propriétés liées à cette structure ; le deuxième, que tout texte écrit sous une contrainte doit contenir la définition de cette contrainte. (J’ai essayé dans cette pièce de proposer une réponse musicale à ces deux principes, quoiqu’en trichant puisque le premier m’a demandé de convertir les intervalles et rythmes en nombres, et le second, de convertir les notes en mots comme on le verra plus bas.)

Le texte
Dans ce cas précis, au demeurant, le texte n’est que très peu contraint ; les seuls travaux formels que je relève sont la récurrence de certains substantifs (soleil, couleur, désir, ciel, rose et quelques autres), la structure (9 strophes de 9 vers) et la métrique (des vers de 6, 9, 11 ou 14 syllabes, avec quelques exceptions). Les substantifs me donneront le matériau mélodique et harmonique ; les chiffres me donneront le matériau rythmique, structurel et, dans certain cas, harmonique (6, 9, 11 et 14 pouvant également correspondre à des intervalles en nombre de demi-tons).

L’écriture du poème forme un discours cohérent et construit. Écrit en majorité à la deuxième personne du présent de l’indicatif, il décrit un cheminement (il me rappelle ainsi l’écriture de Zone de Apollinaire, on a les références qu’on peut), avec une forme en arc très prononcée qui suit à la fois les heures de la journée et les âges de la vie. Métaphores, thématiques, terminologie : le texte met en œuvre tout un ensemble de topoï poétiques classiques et s’inscrit probablement dans une filiation que je n’ai pas la culture nécessaire pour percevoir pleinement.

La thématique, à ce titre, est très nettement hétérosexuelle avec une forte présence de l’élément féminin, de la figure de « Titania / Reine et fée » au premiers tiers du texte, à « Hélène » dans l’avant-dernière strophe ; le point culminant étant probablement l’inexplicable frénésie pornographique que l’on peut lire aux deux tiers du texte, aussi inattendue que, disons-le, peu ragoûtante « entre / Jarretelles noires si roses les cuisses / Solaires l’invitant orifice / Souvent sali, et rougi de nouveau, pauvres jeunesses / Jupe levée la gaupe », pour ne rien dire de « l’énorme touffe [...] en laquelle glisser ». Euh... pardon ???

Ce texte n’est pas sans aspects attachants — lesquels sont peut-être moins dus à l’écriture elle-même qu’à ce que représente pour moi d’imaginer ce grand monsieur septuagénaire me parler des âges de la vie, ce qui donne par exemple une émotion toute particulière à des phrases comme « Cesse de poursuivre le vent vain / Le printemps tout couleurs / Qui verdissait quand tu tenais la joie de ta jeunesse ». Mais dans l’ensemble, le respect que je porte à Jacques Roubaud ne m’empêche pas (et au contraire, me contraint) de reconnaître qu’il a connu des jours plus inspirés.

Historique.

[Cliquez pour déplier.]

Voici les notes que j’ai prises en novembre 2011, immédiatement après avoir terminé l’écriture et envoyé la partition.

Lire le règlement du concours.

Lire la liste des sponsors du concours : Sacem, Spedidam, Association Copie privée.

Relire le règlement du concours (et la liste des membres du jury).

Se dire (très fort, très fort) : mais quelle idée à la con.

Soupirer.

Lire le texte de Roubaud.

Soupirer.

Relire le texte de Roubaud.

Lire les deux autres textes au choix.

Revenir précipitamment au texte de Roubaud.

Soupirer.

Partir chez Casino acheter un cahier (trente-cinq centimes).

Recopier le texte de Roubaud dans le cahier.

Attendre que la maison soit vide (on ne sait jamais).

Lire à haute voix, et avec un chronomètre, le texte de Roubaud. (6 minutes)

Soupirer.

Compter les syllabes de chaque vers dans le texte de Roubaud.

Chercher les mots récurrents dans le texte de Roubaud.

En déduire des contraintes formelles.

Commencer à chercher des intentions possibles derrière le texte de Roubaud.

Renoncer.

Reprendre.

Commencer à écrire en tâchant de respecter les contraintes fixées.

Écrire (dans le cahier).

Se documenter sur les instruments utilisés et les spécificités de leur technique.

Écrire.

Écrire.

Chercher un titre. Plouf plouf, prendre un vers du poème au hasard, vaguement ésotérique pour faire plus classe.

(Se dire, fugitivement, que c’est peut-être là le titre le plus grotesque qu’on ait jamais osé choisir. Et puis se dire que tant pis.)

Écrire.

Écrire.

Écrire dans le RER.

Écrire dans le TGV.

Écrire entre deux cours.

Écrire dans une salle du conservatoire, sous-sol sans fenêtre, en attendant un élève qui finalement ne viendra pas.

Écrire en attendant son tour dans le hall de la Sécurité Sociale (ce n’était pas la peine de venir, je vous confirme que n’avez plus droit à cette prestation).

Écrire dans un jardin public — l’été n’est que trop terminé.

Coder une macro LilyPond pour afficher des lettres dans les notes. Ou est-ce l’inverse ?

Coder une macro LilyPond pour remplacer les syllabes du texte au cas où (la copyvio n’attend pas).

Coder la partition.

Coder la partition.

Coder la partition (première nuit blanche).

Coder la partition (deuxième nuit blanche).

Ajouter des commentaires dans le code source pour le cas où cela intéresserait quelqu’un (sans doute personne).

Compiler la partition (déjà 16h, la levée c’est quelle heure déjà ?).

Relire la partition : pas d’erreur.

Relire le règlement du concours — zut, il faut joindre des documents.

Joindre un C.V.

Joindre un CD (graver le CD).

Joindre un « catalogue » de toutes les « œuvres » écrites jusqu’à présent (ce sera un screenshot : merde).

Joindre la feuille d’inscription — zut ! Remplir la feuille !

Remplir la case « nom-prénom » (tiens, comme à la sécu).

Remplir la case « mail-téléphone-portable » : NOOOOON, je n’ai PAS de portable ! Foutez-moi la paix, bordel !

Remplir la case « diplômes » : ça vous regarde en quoi, au juste ?

Signer (je soussigné tagada, atteste sur l’honneur blabla — décidément l’honneur est une denrée bradée).

Joindre une photocopie de carte d’identité (faire une photocopie de carte d’identité) — sur l’une comme sur l’autre, éviter nerveusement de regarder la photo prise à l’âge de 12 ans.

Courir faire imprimer la partition au copy-shop du coin.

Imprimer la partition en A4. Trop petit.

Imprimer la partition en A3. Trop grand. (B4, pas possible ? Si si, je vous jure que ça existe, B4.)

Imprimer la partition en recto-verso (d’abord dans le mauvais sens, puis dans le bon sens).

Courir à la Poste. (Littéralement : courir. Genre, fond de train.)

Apercevoir le postier qui claque la porte de sa camionnette. Courir après la camionnette.

Rentrer en coup de vent pour chercher l’adresse de la Poste du Louvre, qui ferme plus tard.

Se rendre compte qu’avec tout ça, on n’a pas d’enveloppe.

Partir chercher une enveloppe. (Tout est fermé, mais on en trouvera une, format A4 et sans soufflet, pour un euro au bar-tabac du coin.)

Se débrouiller, tout en marchant, pour faire entrer la partition A3 (j’avais bien dit que c’était trop grand) dans l’enveloppe A4. Y adjoindre le CV, le CD, et le reste.

Errer dans les rues en quête de la Poste du Louvre (ça devrait être près du Louvre, non ? Eh non). Se perdre.

Échouer enfin (façon morse sur la grève) à la Poste du Louvre. Tendre l’enveloppe au préposé. Gémir au craquement du CD dans l’enveloppe sous son coup de tampon. (Vraiment, combien de chances pour tomber pile dessus ?)

Hors d’haleine, épuisé au-delà du possible, perdu au milieu de Paris, trouver enfin le chemin de son foyer.

Dormir.

Dormir.

Répondre au téléphone le lendemain.

S’entendre dire par un monsieur — très occupé et qui tient à ce que ça se sache — : « Et ils sont où les autres exemplaires ? »

« C’était écrit dans le règlement, monsieur : envoyer la partition, en cinq exemplaires. »

« Votre candidature est rejetée, la partition ne sera pas envoyée aux membres du jury. »

Se dire (in petto mais suffisamment fort pour que cela se sache) : mais quelle idée à la con.

Pour l’anecdote, après cet oubli de ma part et l’échange peu aimable qui s’ensuivit, l’équipe organisant le concours se résolut finalement à accepter ma partition. Dois-je en concevoir de la gratitude ? Était-ce légitime ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions que j’ai renoncé à me poser.

Description.

[Cliquez pour déplier.]

Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Esthétique
Exercice vain, superficiel et — oserais-je dire — bourgeois s’il en est, le concours de composition « contemporaine » a ceci d’intéressant qu’il se présente sous la forme d’un jeu de devinette, où la seule question n’est pas tant « ma partition est-elle réussie ? » que « ma partition correspond-elle à la définition que se fait le jury de ce qui est digne d’être baptisé `musique contemporaine’ ? »

Dans ce cadre, choisir de se prêter audit exercice relève nécessairement moins d’un questionnement artistique que social : comment se conformer à l’image, supputée, du parfait « compositeur contemporain » que l’on (c’est-à-dire le jury) serait en droit d’attendre — particulièrement lorsque, c’est mon cas, l’existence même de cette catégorie stéréotypée « compositeur contemporain » ne vous inspire qu’incrédulité, méfiance ou aversion ? (Ou, dans mon cas, l’envie, pour l’instant heureusement répressible, d’ouvrir la fenêtre pour vomir dans la rue.)

La solution, évidemment, réside dans l’imposture, ou plus exactement le travestissement. Dans le cas de la présente partition, j’ai ainsi tenté d’accommoder le langage qui est aujourd’hui (à mon propre étonnement, et presque malgré moi) le mien, en le saupoudrant d’un vernis « contemporain » tout en tâchant de ne point trahir ma démarche d’écriture sous-jacente... ce qui aurait eu pour effet immédiat, je crois, de rendre la partition injouable et inintéressante.

Y suis-je parvenu ? Je ne suis pas en mesure de le savoir.

Instrumentation
Une chose était sûre, en tout cas, dès l’origine : ma détermination à ne pas consacrer à cet exercice plus de temps que strictement nécessaire... à moins que j’y trouve un quelconque amusement.

Dans ce cadre, ma première tâche fut de chercher quels instruments me demanderaient le moins d’efforts d’écriture, tout en étant suffisamment originaux et inattendus pour susciter l’intérêt du jury. La réponse évidente fut de proposer une flûte hulusi, instrument traditionnel chinois pour lequel j’avais envie d’écrire depuis longtemps. Je n’en avais entendu qu’une seule fois « en vrai », et c’est sur le Web que j’en découvris d’autres facettes :

Je traduis ici la brève présentation de la hulusi que j’ai rédigée en commentaire dans le code source de la partition :

Cette partie est écrite pour flûte Hulusi (aussi appelée « flûte-courge » ou « flûte de soie », du fait de sa sonorité), un instrument traditionnel du Sud de la Chine (particulièrement la province du Yunnan et la minorité ethnique Dai, qui le nomme bilangdao). Cette flûte est réputée pour exprimer la tendresse, la magie et le charme.

La partition requiert une hulusi dite « en Sol », qui produit les notes ré - mi - fa♯ - sol - la - si - ré - mi. Les demi-tons et notes complémentaires peuvent être obtenus par des demi-trous ou en laissant flotter les doigts au-dessus des trous sans les couvrir ; un si grave supplémentaire peut être obtenu en soufflant très légèrement.

Il vous faudra également au moins un tuyau supplémentaire (la plupart des flûtes hulusi ont un ou deux tuyaux factices), capable de jouer le si médium (et _non_ le grave).

La hulusi compense sa tessiture restreinte par ses textures sonores riches et variées, pouvant aller d’un pianissimo glaçant à un bourdonnement rugueux qui n’est pas sans évoquer une guitare électrique distordue.

(soupir) Bon, je ne suis pas censé dire ça, mais : si vous ne pouvez *vraiment* pas mettre la main sur une hulusi, alors je vous *autorise* à tenter de faire illusion avec une flûte à bec ténor. Mais vous devriez avoir honte. -vv

Outre son pouvoir de séduction (particulièrement sur un éventuel jury que j’avais tout lieu d’imaginer un tantinet snob et friand d’exotisme), la flûte hulusi m’offrait la possibilité de faire figurer dans la partition quelques quarts de dièse et glissandos chromatiques histoire de « faire contemporain » (c’est là leur seul et unique intérêt, je m’empresse de le dire).

Pour accompagner cette flûte dans une même veine acoustique, mon choix se porta naturellement sur le marimba, instrument que j’ai découvert en accompagnant des classes de percussion et dont je ne me lasse jamais (je m’en suis abondamment servi dans mon premier opéra, ce qui a d’ailleurs ravi certains critiques — quand je vous dis que l’exotisme, ça marche).

Ça ne s’annonçait pas trop mal — jusqu’à ce que mon goût pour les complications reprenne le dessus, et que je choisisse pour troisième instrument… la guitare classique. Qui est probablement l’instrument le plus difficile pour lequel on puisse écrire, non parce qu’il est bourré de contraintes et de limites, mais justement parce qu’il peut sonner de façon pleine ou brillante en dépit de ces contraintes, ou même grâce à elles : c’est précisément ce qui différencie une bonne écriture de guitare, d’une mauvaise. Autant dire que j’avais tout à apprendre (et je ne suis pas sûr d’en savoir beaucoup plus aujourd’hui). Il me fallut emprunter une guitare pour tester moi-même, plusieurs semaines durant, toutes les positions et accords que je voulais écrire — en sachant bien que je ne pouvais appréhender qu’un indice des capacités d’un véritable instrumentiste. Là encore, le Web me fut d’un grand secours pour lire et relire, en toute illégalité (que l’on ne vienne plus jamais me dire que le « droit d’auteur » mérite son nom), les Études de Villa-Lobos... ou pour découvrir avec émerveillement le jeu percussif de Rodrigo et Gabriela.

Enfin, le quatrième instrument, le piano, était obligé par les règles du concours. Je m’en serais volontiers passé (pour des raisons contraires à la guitare : parce que je le connais de fond en comble, le piano me demande toujours énormément de travail pour le traiter avec le respect que je lui porte) ; de fait, il n’apparaît quasiment pas dans une large part de la pièce.

Écriture
Le travail sur le texte a constitué le point de départ de l’écriture de cette pièce. Comme je le disais plus haut, il s’agit de « scansion », c’est-à-dire de déterminer les accents toniques et d’en déduire des rythmes. Ce travail est très semblable à celui qu’aurait constitué une « mise en musique » en bonne et due forme ; je décrirais d’ailleurs plutôt cette pièce comme une « mélodie sans notes » que comme de la voix parlée. Le fait de ne pas mettre de notes était imposé par la consigne, mais j’ai du m’y contraindre de façon assez artificielle et, pour tout dire, nullement justifiée.

Comme dans une mélodie ou un air d’opéra, la question du « débit » est primordiale. En règle générale, j’ai la réputation d’écrire « à haut débit », c’est-à-dire sans aucune redite et en enchaînant les syllabes assez rapidement. La limite à respecter, évidemment, est celle de l’intelligibilité et de l’expressivité ; dans certains passages, néanmoins, j’ai conscience d’être allé presque au-delà de cette limite, soit parce que je ne voulais pas aller à l’encontre d’un geste musical déjà amorcé soit parce que — pour être tout à fait honnête — je ne savais tout simplement pas que faire de certains vers (ainsi du « Ces langoustes salaces derrière le miroir, un matin », juste avant la tarentelle mesure 101) ! Dans d’autres endroits, inversement, c’est le texte qui attend la musique, en particulier vers là fin (à partir de « Un désir que très peu comprendront » — autre vers qui, précisément, n’a guère suscité que mon incompréhension). La plupart de ces détails d’écriture sont commentés dans le code source, je ne m’y attarderai donc pas.

L’écriture rythmique instrumentale est ici, en règle générale, complémentaire du rythme de la voix — à un point presque systématique. Plus encore, c’est la voix (notée très précisément, là encore comme je le fais pour les parties vocales chantées, avec des ponctuations, phrasés et nuances) qui donne la structure et les gestes musicaux.

Au-delà de ces quelques principes, comme je l’expliquais plus haut, la partition obéit à plusieurs logiques différentes, qui créent (je l’espère) un intérêt artistique fait de tension et de distance. J’en compterai quatre.

La logique la plus superficielle et la moins intéressante, est sans doute la complexification apparente de la notation, un faux-semblant qui m’a conduit à saupoudrer la partition de tics « contemporains » éculés : quarts de ton, rythmes monnayés, écritures instrumentales spécifiques etc.

J’ai déjà évoqué l’ensemble de contraintes formelles qui ont présidé à l’écriture de la partition. Les notes employées, dans leur quasi-totalité, correspondent à des lettres, et forment donc des mots :

Une question se pose donc : faut-il respecter l’octave des notes-lettres, ou bien peut-on les combiner à n’importe quelle octave et dans n’importe quel sens ? Dans la mesure du possible, j’ai essayé de préserver les sauts d’octaves et de double-octave ; c’est à peu près le même procédé que j’avais utilisé en 2002 dans ma pièce pour deux pianos. Étant donné le contexte du concours, je tenais à indiquer (discrètement quoiqu’ostensiblement) qu’il s’agissait d’une écriture sous contraintes ; c’est pourquoi j’ai « dénoncé le code » à quelques endroits, en indiquant (grâce à LilyPond) les lettres dans les notes correspondantes (la plupart des mots, y compris ceux qui ne viennent pas du texte de Roubaud, demeurent cachés).

Je m’empresse d’ajouter que cette conversion notes-lettres n’est pas une idée neuve — encore qu’elle est ici poussée à son degré le plus systématique — et s’avère rapidement assez décevante harmoniquement : la langue française étant ce qu’elle est, on se retrouve très vite à faire de la bouillie à base de mi — la lettre E — et de la grave — la lettre A, quinte à vide sur laquelle se construit tout un pseudo-spectre (notion que j’avais déjà ébauchée ici) qui culmine bien souvent sur un triton ajouté, c’est-à-dire un ré♯ très aigu. C’était déjà le cas dans la pièce pour deux pianos précitée, c’est également le cas ici — on comparera par exemple la fin des deux pièces, à partir de la mesure 201 pour la première et 185 pour la seconde : la parenté est frappante.

La troisième logique est à mes yeux la plus importante : il s’agit de la commodité instrumentale. Par commodité, je n’entends pas seulement que ce que j’écris doit être « commode à jouer » ; il s’agit de ce critère indéfinissable qui fait que quelque chose est bien écrit pour tel instrument. Cela n’exclut pas la difficulté, bien au contraire : cela encourage à chercher la difficulté technique uniquement là où elle est gratifiante pour l’instrumentiste.

Cette même démarche conduit également à rechercher les écritures instrumentales spécifiques qui montreront bien à chaque interprète que c’est pour son instrument que l’on écrit, et non une transcription prémâchée et interchangeable. Ainsi lorsque Serge Prokofiev adapte ses Mélodies op. 35 pour violon, se fait-il un devoir d’ajouter maintes doubles-cordes, harmoniques, pizzicatos etc. ; dans la présente pièce l’on trouvera des percussions et harmoniques pour la guitare, des effets de bourdon pour la hulusi, etc. (Je n’ajouterai toutefois pas dans cette catégorie les « cordes pincées » du piano, qui ne sont guère qu’un gadget pour « faire contemporain », comme je l’expliquais plus haut.)

Un autre facteur primordial de commodité est l’orthographe de la musique : une musique jouable avec bonheur, c’est avant tout une musique déchiffrable aisément. Je pense que cet aspect se joue avant tout dans la notation rythmique, et je me fais toujours un devoir d’utiliser des chiffres de mesure simples, par exemple en écrivant une mesure à 3/4 suivie d’une mesure à 4/4 plutôt qu’une seule grande mesure à 7/4 (et encore, la musique du XXe siècle nous a habitués à bien pire). La notation harmonique est également à surveiller : éviter de mélanger les dièses et les bémols, ne pas multiplier les altérations inutiles,... Il est à noter (et à déplorer, ô combien) que cette exigence de lisibilité passe souvent au second plan en comparaison de l’exigence de complexité apparente que beaucoup appellent « écriture contemporaine » (idéologie dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais ci-dessus). Dans le cas présent, il m’a fallu louvoyer entre les deux pour tenter de « faire contemporain » sans — trop — trahir mes propres convictions.

Enfin, je citerai en dernier (parce qu’elle vient en amont) l’exigence d’expressivité, ce qui fait que les gestes musicaux sont clairement perceptibles (pour les exécutants comme pour le public). Il m’est difficile d’en parler dans l’abstrait, mais en ce qui concerne cette pièce je peux citer quelques passages en exemple : ainsi du solo de « piano romantique » mesure 79 (qui évoque d’ailleurs le Scarbo de Ravel, mais pas seulement), ou de la citation de Kurt Weill mesure 174, qui donne son thème à toute la pièce et que j’ai dû limiter à sept mesures en raison de cette ignominie sans nom que l’on appelle indûment « législation du droit d’auteur ».
Je n’irai peut-être pas jusqu’à dire que le reste de la partition sert uniquement à remplir entre ces passages… mais il y a certainement dans toute partition, des moments de remplissage. (Avoir besoin de « remplir » n’empêchant pas, au demeurant, de le faire avec talent.)

Aspects juridiques
Cette pièce est écrite d’après un texte de Jacques Roubaud dont tous les droits sont réservés. Pour autant, dans la mesure où il a été rédigé dans le cadre de ce concours et dans le but d’être diffusé (notamment sur le site Web du concours), il me semble que son auteur a renoncé à faire usage de tout ou partie de ses droits patrimoniaux, ce qui me conduit à le diffuser ici même.

Pour autant, je tenais à ce qu’il puisse exister une version totalement Libre de ma partition. C’est pourquoi j’ai ajouté dans le code source la possibilité de la compiler avec l’option 'untainted, auquel cas chaque syllabe du texte de Roubaud est aléatoirement remplacée par l’une des syllabes suivantes : pa, ta et touille. J’attends avec impatience d’assister à une représentation de cette version de l’ouvrage...

Épilogue
J’ai fini de rédiger cette pièce il y a un mois et demi, juste à temps (à quelques minutes près !) pour la présenter au concours auquel je la destinais. Si je l’ai effectivement présentée, c’est à mon corps défendant et au prix d’une lutte acharnée entre moi et moi-même ; lutter contre l’aversion viscérale que m’inspirent les concours ou toute forme de compétition, lutter contre mes préjugés esthétiques et contre mes propres actes manqués (aaah, les quatre exemplaires manquants...).

J’ai fini de rédiger cette pièce il y a un mois et demi et c’était alors — comme toutes mes partitions — la plus extraordinaire, la plus intéressante partition que j’aie jamais lue.

Pendant trois jours.

Quatre jours plus tard, non, c’était déjà fini ; je m’en désintéressai définitivement et ne l’ai même plus relue depuis.

Comme toutes mes partitions.

C’est pour cette raison, d’ailleurs, que je n’ai jamais pu terminer mes partitions autrement qu’au tout dernier moment : afin de rechercher ce fragile moment où, le temps d’une brève poussée d’adrénaline, je suis mû par l’impression que mon travail vaut quelque chose. Moment aussitôt disparu, et honteusement oublié (ce qui vaut également pour mes écrits sur ce site).

J’ai présenté cette pièce il y a un mois et demi. L’issue du concours ? Je ne la connais pas encore à l’heure où j’écris (ce qui ne m’empêche pas, après avoir attendu un mois et demi, de publier mon point de vue sur tout cela...). Ai-je « gagné » ? Vais-je gagner ? La question ne m’intéresse pas, ne m’intéresse plus. Je suis revenu à mes réussites de cartes à jouer, huit heures par jour sur l’ordinateur. Plus tard je terminerai — peut-être — une autre partition, que je trouverai géniale pendant trois jours avant de m’en désintéresser. (Ou plus probablement, je la commencerai et ne la mènerai jamais à bien, ce qui règle la question.)

Tiraillée entre plusieurs démarches, cette pièce est à l’image de ma propre incertitude : suis-je digne d’être nommé « contemporain » ? Me faut-il être un imposteur ? Me faut-il affronter les monstres bureaucratiques, ou les fuir ? Devrais-je rentrer modestement dans le rang et me conformer aux consignes ? (En suis-je capable ?) Suis-je injuste envers les autres, envers moi-même ? Devant tant de questions, je ne peux que capituler, terminer mon travail et ne plus jamais y revenir. Concours ou pas, victoire ou défaite.

Peu importe, en fin de compte, de savoir si l’on gagne, ce qu’on gagne.

Il n’y a de victoire qu’amère.

Bonne lecture !
Valentin.

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  • Bonjour, Lorsque j’ai été en Chine, j’ai ramené un Hulusi, seulement voilà : je ne sais pas les doigtés... donc je voulais savoir si vous pouviez m’expliquer les « trou » à boucher pour faire une note ? EX : SI aiguë : boucher le 1er et 2e trou etc.... Je vous en serait infiniment reconaissant.... Cordialement T.L

    • Bonjour,
      comme je l’explique dans l’article ci-dessus, je n’ai moi-même jamais possédé un tel instrument et la (médiocre) connaissance que j’en ai, me vient entièrement du Web.

      Vous pouvez vous reporter, par exemple, à cette vidéo dans un anglais approximatif mais sympathique. Il existe également des tables de doigtés ici, ici, ici et en bas de cette page (en anglais).

      Bon courage !

    • Merci beaucoup, grâce à vous j’ai pu approfondir ma connaissance de l’Hulusi ^^

  • Bonjour c’est encore moi ^^ Je vais acheter un autre hulusi car le mien est en clé de bB et je n’aime pas trop le son qu’il produit (pas assez doux...). Pourriez vous, s’il-vous-plaît, m’indiquer quel type d’Hulusi (clé de Do ou clé de Fa) faut-il avoir pour pouvoir jouer ceci : http://www.youtube.com/watch?v=xqIc... (Bamboo under moonlight) merci beaucoup ^^

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