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In einem unbestimmten Licht

Nocturne, pour quatre flûtes à bec et piano

mercredi 14 septembre 2011, par Valentin.

Cette pièce au titre inhabituel, pour quatuor de flûtes à bec et piano, a été rédigée en 2001 et occupe une place un peu à part dans mon parcours d’écriture.

Rédigée à partir de 2001, cette pièce longue et quelque peu déroutante a connu plusieurs versions successives. J’en propose ici une édition probablement définitive, qui toutefois n’ôte rien à son étrangeté (ni à ses défauts). Le titre, en langue allemande, pourrait être traduit (très approximativement) par « dans une clarté imprécise ».

Cette pièce n’a jamais été créée.

In einem unbestimmten Licht
Nocturne, pour quatre flûtes à bec et piano
Licence CC-by-sa © Valentin Villenave, 2001-2011

Historique

(passablement long !)

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Chronologie
La vie d’un aspirant « jeune compositeur » est d’une incohérence constante, qui confine parfois à la schizophrénie1. Ainsi, l’on sera fréquemment amené à tricher sur les dates d’écriture d’une partition suivant les circonstances, en vertu des deux principes (contradictoires mais aussi inepte l’un que l’autre) que, d’un côté, une pièce écrite à un très jeune âge vous pose comme une personnalité brillante, mais qu’une pièce écrite juste avant-hier sera nécessairement bien plus intéressante que si vous l’avez rédigée le mois dernier.

La présente partition n’y fait pas exception, le manuscrit portant la mention « hiver 2001 » — ce qui regroupe bien commodément le mois de janvier 2001 où, à l’âge de 16 ans, j’ai effectivement rédigé cette pièce... et le mois de décembre, où j’ai commencé à la présenter (avec quelques retouches) dans l’espoir de susciter un quelconque intérêt. Il s’agissait alors déjà de la deuxième version de cette pièce, qui en aura connu un certain nombre. Je me trouvais alors en classe préparatoire au lycée Fénelon, qui n’avait pas découragé ma vieille habitude d’écrire de la musique en classe (même s’il m’avait fallu opter pour un cahier petit format : nous étions soixante-deux élèves dans des salles manifestement prévues pour trente). Cette version n’existe sans doute plus qu’en un unique exemplaire, qui n’est pas en ma possession.

Dans ces premières versions, la plupart des interventions du quatuor de flûtes étaient notées dans des encadrés, au tempo totalement indépendant du mouvement global (un peu comme des « réservoirs de notes » mesurés). Dans les versions suivantes, j’ai été peu à peu amené à renoncer à ce dispositif : d’abord en enlevant les encadrés mais en utilisant des polymétries (les barres de mesures étant synchronisées mais les chiffres de mesure étant — très — différents) ; enfin, j’ai fini par consentir à tout intégrer dans une même métrique (au prix d’une réécriture complète et, le cas échéant, de quelques acrobaties dans les triolets).

Le parcours de cette pièce est remarquablement synecdochique2 du mien, et de mes maîtres à penser successifs. Le premier à qui j’aie montré cette partition était le compositeur Alexandre Lévy, premier compositeur que j’aie

connu

, alors directeur adjoint du conservatoire où j’officiais, qui accepta un soir de se livrer à une expérience mémorable (au sens que j’en garde un souvenir cuisant) : en compagnie de ma révérée professeur de piano Anne-Marie de Lavilléon-Verdier, nous tentâmes de déchiffrer cette pièce à deux pianos (au second piano, j’étais chargé de réduire les quatre parties de flûte pendant qu’Anne-Marie jouait la partie de piano proprement dite). Sans même aborder de questions esthétiques, l’exercice suffit à me démontrer combien mon texte aurait été difficile à mettre en place, particulièrement pour des élèves de conservatoire. (Toujours au conservatoire de Saint-Maur, quelques semaines plus tard, le professeur de flûte à bec Robin Troman me rendait ma partition en m’expliquant que c’était « très intéressant, mais pas entendu » — ce qui est toujours la pire des critiques pour quelqu’un qui écrit de la musique.)

Enfin, il fut procédé à une lecture publique de cette pièce un soir d’automne (2002 ?), dans un cours de musicologie de la Sorbonne (où c’était d’ailleurs la première et la dernière fois que je mettais les pieds, que ce soit en musicologie ou à la Sorbonne). Je n’arrive pas à me souvenir du nom du professeur, mais l’initiative venait de l’excellente flûtiste (également rescapée de Fénelon) Sylvana Barilero, qui avait rassemblé trois de ses collègues et ne demandait, vaillamment, qu’à procéder à un premier déchiffrage. Je crois que le seul qualificatif approprié pour résumer cette soirée serait cauchemardesque : malgré la sympathie (au sens de compassion) du vieux professeur, et ses efforts pour diriger cet enchevêtrement de rythmes et y trouver des bribes de sens, les flûtistes étaient en piteux état. Je n’en menais moi-même pas large au piano : en particulier, la fin interminable où la main gauche répète simplement un motif d’accompagnement (sur lequel les flûtes sont censées placer quelques périodes de choral) fut pour moi un long moment de solitude. Nonobstant, à quelques rares moments (que j’étais certainement seul à pouvoir distinguer dans le chaos général) ressortaient quelques harmonies conformes à mon texte, que je trouvai alors assez saisissantes — c’était la première fois que j’entendais ne serait-ce qu’une bribe de ma musique jouée par d’autres instruments.

Mais en fait, non. Ce n’est pas comme cela que l’histoire se raconte.

Histoire
Il y a dix ans encore, il était possible de se trouver à trente kilomètres de Paris et pourtant de se croire en pleine campagne. La ville de Bussy-Saint-Georges en est un exemple : autour de sa vieille église se devine encore aujourd’hui un ancien village d’une centaine d’habitants, même s’il a entretemps été happé et digéré par un hideux monstre urbain. Il y a dix ans, c’était en l’an 2000, c’était au XXe siècle, je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, je n’y suis pas retourné depuis, il y a dix ans donc, il était possible, et même très, très possible, de revenir à pied de la vieille église jusqu’à la hideuse ville nouvelle, par une nuit de décembre, sans croiser âme qui vive. On prenait, oh, pas trop longtemps, quelques centaines de mètres à peine, la petite route sinueuse, longeant un champ où se trouvait encore, sans que personne ne sache trop pourquoi, un unique cheval ; on se serrait sur l’étroit trottoir jalonné d’un ou deux lampadaires blafards, on hâtait le pas et reserrait son manteau vert passé, inopérant dans le froid sec ; et puis, au bout de quelques minutes, se dessinait déjà le gymnase, le lycée privé et les immeubles rose-bonbon : la ville.

Ou bien l’on pouvait, à condition de n’être pas trop pressé, par exemple si l’on revenait d’accompagner (au clavecin, horrible imposture) un concert baroque dans la vieille église, encore tout frémissant de trac et d’excitation, on pouvait prendre son temps : écouter le silence et le laisser se remplir des échos du concert achevé, s’amuser du bruit si peu habituel de ses souliers vernis sur le trottoir étroit, regarder non pas la lune mais son éclat projeté alentour, sur les buttes et les champs — et tenter de distinguer le cheval dans la pénombre — ; on pouvait s’imaginer quelqu’un de très important et promis, dans son bel habit de soirée, l’espace d’un chemin, quelqu’un promis à un avenir glorieux, à l’âge de seize ans et à l’aube d’un nouveau siècle. Rêver à de grandes choses, et ne pas soucier du froid et du vent sec, ni du rhume qui immanquablement s’ensuivrait.

C’était là, bien sûr, l’effet du clavecin : (tenter de) jouer du clavecin (et échouer misérablement), pour un pianiste, est un exercice zen. L’instrument est fragile, peu puissant ; il demande de la délicatesse, du respect, de la rigueur, une attention de tous les instants. C’était, également, l’effet de la classe de flûte à bec de Patrice Baudin, dont les élèves s’étaient produits ce soir-là au concert de la vieille église, accompagnés tant bien que mal au clavecin par un pianiste-imposteur-accompagnateur-à-tout-faire de même pas dix-sept ans, en bel habit de soirée. Classe toujours aussi impressionnante : les élèves, tous nettement plus jeunes que moi, savaient jouer ensemble sans aucun chef, en toute autonomie et maîtrise. Il aurait été intéressant de les entendre jouer autre chose que du répertoire baroque : par exemple, une pièce confrontant un petit ensemble de flûtes, autonome, à un autre instrument...

Mais avant tout, c’était la lune. Le son de la flûte à bec est lunaire : je l’entends blanc, rond et pur ; froid — triste peut-être3. En pleine nuit d’hiver, entre la lune et l’unique lampadaire, dans la clarté blafarde et imprécise, sur ce trottoir étroit : le son de la flûte était resté avec moi.

Voilà, c’est comme ça que ça se raconte.

Description

[Cliquez pour déplier.]

Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Romantisme
Si la flûte à bec est instrument lunaire, le piano, lui, est instrument nocturne : demandez à Fauré ou Chopin. Un beau meuble laqué noir4, dans lequel se reflètent les lumières comme la lune dans un fleuve calme, la régularité reposante des touches blanches et noires, et surtout, ces sons amples, graves, qui résonnent dans la nuit pendant plusieurs minutes5. Il transporte avec lui l’héritage d’un dix-neuvième siècle de romantisme et d’élégance, de salons et d’habits de soirée.

Héritage qu’il est possible de conjurer, bien sûr6 : c’est ce que je tâche de faire ici dans certains passages, par exemple mesure 38 et suivantes avec les 10e dans le grave, qui donnent l’effet (renforcé par la demie una corda) d’un instrument quelque peu exotique. Mais le reste de la pièce (en particulier le début) assume pleinement (jusqu’à la caricature, mesures 252 à 273) le cliché du « piano-romantique », avec une formule de main gauche qui pourrait avoir été directement importée, par exemple, du Nocturne opus 27 n°1 de Frédéric Chopin7.

Dodécaphonisme
Naturellement, la partie de piano s’abstrait (littéralement) assez vite de ce cadre, en utilisant volontiers un langage dépolarisé voire sériel. C’est là le deuxième élément constitutif de cette pièce : l’omniprésence de formules dodécaphoniques, écriture sur laquelle j’avais beaucoup travaillée quelques années plus tôt, à l’âge de 12 ans. Alexandre Lévy, que je fréquentais alors, s’était imprégné de ces langages dans la classe d’Écriture XXe siècle du Conservatoire de Paris... et j’en avais hérité indirectement. (La présente partition a d’ailleurs été écrite, quatre ans plus tard, au moment où lui-même rédigeait une pièce, Lianes, pour trois flûtes à bec, petit orchestre et électro-acoustique. L’idée nous était venue indépendamment (tous deux en voyant la classe de Patrice Baudin), mais certaines de ses procédés (notamment l’usage de périodes de chorals) m’ont indiscutablement fourni des idées utiles...)

Le sérialisme, ou tout au moins le total-chromatisme dodécaphonique, est l’avénement, au début du XXe siècle, d’un langage entièrement dépolarisé : contrairement à la totalité de la musique occidentale (et même non-occidentale), l’oreille n’y dispose plus d’une note-polaire dont elle puisse se servir comme point de repère. C’est l’espoir d’une musique entièrement abstraite (cette écriture se développe à la même époque que le suprématisme en peinture), d’une beauté parfaite car universelle. En d’autres termes, sérialisme est à l’harmonie ce que la flûte à bec est aux timbres instrumentaux : une pureté irréelle, fascinante et froide. S’immerger, en apesanteur, dans un monde sonore sériel, est une expérience déroutante et saisissante...

... Et aussi, pour être tout à fait honnête, un peu chiante à la longue. Ne pas avoir de polarité, c’est aussi s’interdire la possibilité de modulations, de tensions ou de résolutions : c’est, en un mot, renoncer à tous les ressorts dramatiques du langage musical. La musique purement sérielle est belle, mais d’une seule couleur ; et au bout d’un moment, cette couleur est simplement, désespérément, grise.

Les compositeurs sériels, évidemment, n’ont pas plus envie qu’aucun autre d’écrire de la musique chiante. Les trois premiers (et seuls dignes d’être mentionnés) d’entre eux8 ont travaillé dur à insuffler en leur musique une expressivité lyrique — souvent surjouée, à grands renforts d’intervalles disjoints. Alban Berg, notamment, accomplit une œuvre véritablement émouvante avec son Concerto pour violon, en mêlant très intelligemment des éléments sériels et non-sériels : notamment des effets orchestraux presque post-Debussystes, et une citation éparpillée d’un choral de Bach qui n’est pas entièrement étrangère à la démarche de la présente pièce...

Syncrétisme
Évidemment, la flûte à bec évoque la musique ancienne presque aussi sûrement que le piano évoque le XIXe siècle, et cette partition n’est pas sans le suggérer par moments. Cependant, tout comme la partie de piano n’est pas vraiment romantique, les périodes de choral du quatuor de flûtes sont écrites d’une façon volontiers pervertie : polytonalité, fausse notes,... Le passage le plus simple (et peut-être le plus efficace) est la pseudo-fugue sérielle mesure 86, qui elle-même se déglingue peu à peu pour sortir du langage sériel.

Outre ces influences, on trouve aussi des jeux de timbres et de sonorités (le minimum syndical de micro-intervalles), des accords bien moches — le passage climactique mesures 214 à 232) — ... et même un passage « tramé » presque minimaliste, mesure 163 à 185. De tout ce fourbi, je ne sais trop quoi penser ; nous n’aurons qu’à dire que c’est post-moderne, c’est follement original, c’est unbestimmt.

Le titre, en langue allemande, renvoie moins au romantisme allemand qu’aux débuts du dodécaphonisme : Vienne au début du XXe siècle, ville de Schönberg... Mais aussi de Freud : le terme « unbestimmt » évoque « unheimlich », l’« inquiétante étrangeté » décrite par le fondateur de la psychanalyse, thème qui m’intéressait à l’époque. Le parallèle n’est pas évoqué explicitement : unbestimmt a de nombreux sens. Il peut signifier aussi l’incertitude, et on l’emploie aussi en mathématiques pour indiquer l’inexactitude — ce qui fait aussi partie du projet de la pièce, dont les métriques sont dépourvues de périodicité, les séries sont volontairement incomplètes... Bref, c’est mal fichu9.

Cette pièce est celle qui me ressemble le moins, est c’est pour cela que j’y suis attaché. En l’éditant récemment (ce qui m’a quand même pris un mois), je suis resté perplexe de voir combien peu je m’y reconnaissais : une construction formelle peu rigoureuse et assez floue, sans direction ni mouvement ni efficacité, assez peu d’humour. La tentative maladroite d’un adolescent en quête de style ?

Et puis, en y réfléchissant davantage, je me dis que ce n’est pas si éloigné que cela d’autres pièces que j’ai pu commettre : mon Remugle symphonique écrit à la même époque, ou encore ma petite pièce en trio... ou même la Sonate pour piano que je suis en train d’achever en ce moment même (j’entends par là depuis près de trois ans).

Finalement, mon écriture ou mon « style », quelqu’ils soient, oscillent encore aujourd’hui entre toutes sortes de langages. Et multiplient (malgré mes efforts inlassables et ostentatoires pour rationaliser ma démarche) les maladresses plus ou moins délibérées, les faiblesses de construction et les indécisions de langage.

Donc, je me dis que bon.

Peut-être, au fond, ne me connais-je tout simplement pas assez.

Ou peut-être — autre possibilité, que rien ne m’a encore permis d’exclure — est-ce pure coïncidence si ces petits ronds noirs que je mets sur des bouts de papier, finissent un jour par ressembler à des notes.

Bonne lecture !
Valentin.


[1Ne serait-ce que d’un point de vue terminologique — votre « clientèle » potentielle vous invitant perpétuellement à vous vendre sous diverses étiquettes pré-conçues : création, compositeur, contemporain, et autres termes que je préfèrerais tant ne jamais avoir à employer. Un autre exemple est la temporalité de l’écriture, toujours beaucoup trop lourde de sens : je me désole de loin en loin sur mon Catalogue bourré de trous (est-il possible que j’aie écrit si peu de choses pendant l’année 2009 ?), comme un CV sous les yeux d’un employeur tatillon qui voudrait y lire des indices de paresse et d’inactivité.

[2Si si, il semble que ça se dise. J’en suis aussi surpris que vous.

[3Je m’étais toujours dit que le son d’une flûte à bec devait être proche de la sinusoîde parfaite que décrivait, tranquillement, le petit point vert du tube cathodique du vieil oscilloscope qui me fascinait en cours de physique au collège. J’ai, depuis, eu l’occasion d’examiner la véritable onde sonore produite par une flûte à bec, et à mon grand désespoir c’est une courbe tout aussi biscornue que n’importe quel autre instrument monodique. Mais je demeure convaincu qu’elle se trompe.

[4On m’a dit un jour qu’il pourrait exister des pianos blancs. Ce n’est, bien évidemment, qu’un conte destiné à effrayer les jeunes enfants.

[5Ce paragraphe a été récompensé du Grand Prix de l’Originalité et de l’Élégance Littéraire William Saurin® 1912.

[6Bartòk ou Cage s’y sont employés, chacun à leur manière.

[7La main droite, attaquant sur la quinte, pourrait quant à elle venir du Nocturne posthume, également en Ut dièse mineur.

[8Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, regroupés sous le nom — au demeurant ridicule — de Seconde École de Vienne. Ce qui est ridicule n’est pas d’y voir une École (c’en est une de fait), c’est de considérer qu’il y en ait eu une première avant celle-là.

[9... Mais c’est fait esseprès.

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