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Sardinosaures

pour soprano et piano

lundi 12 novembre 2012, par Valentin.

Ce recueil de mélodies pour soprano et piano a été écrit sur des textes oulipiens, avec de lourdes contraintes formelles ; il y plane l’ombre d’une certaine tradition de mélodie française, et en particulier de Francis Poulenc.

Les brèves mélodies pour soprano lyrique et piano que je vous présente aujourd’hui ont été rédigées en 2012, sur des textes d’Olivier Salon (ainsi qu’un ou deux textes de Jacques Roubaud) extraits — avec l’autorisation de leurs auteurs — du livre Sardinosaures & Compagnie, paru en 2008 aux éditions Les mille univers.

Ces pièces n’ont jamais été créées dans leur intégralité. Des extraits en ont été présentés en public le jeudi 22 mars 2012 dans le Grand Auditorium de la Bibliothèque Nationale de France, avec notamment Jehanne Carillon et moi-même, sans oublier la participation d’Olivier Salon.

Sardinosaures, pour soprano et piano
© Valentin Villenave, 2012 (textes de Jacques Roubaud et Olivier Salon, 2008). Licence Art Libre.

Historique

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C’est après avoir envisagé timidement la fondation d’un nouvel Oumupo, que j’ai eu l’occasion (l’honneur, la chance, la joie sans mélange) de faire connaissance un peu plus avant avec l’Oulipo et certains de ses membres.

Si la phrase précédente vous paraît obscure, c’est normal. Il faut savoir que l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo pour les initiés) est un collectif de recherche littéraire et formelle qui existe depuis plus de cinquante ans ; ses membres actuels perpétuent sa démarche et ses travaux, notamment à l’occasion de présentations publiques mensuelles à la Bibliothèque Nationale (les « jeudis de l’Oulipo »). L’équivalent musical de cet ouvroir a existé, à plusieurs reprises mais sans jamais guère dépasser le stade embryonnaire (à l’exception peut-être de l’Ousonmupo, qui se concentre davantage sur la musique sous forme de matériau sonore).

Or, ma propre pratique de l’écriture musicale étant sous-tendue de longue date par d’innombrables contraintes (formelles ou autres), il m’a paru intéressant de donner une nouvelle chance à un collectif de ce genre : ainsi est apparu l’Oumupo en 2011. L’initiative rencontra l’intérêt de quelques Oulipiens (membres de l’Oulipo) et Oulipotes (sympathisants informels de l’Oulipo, j’espère que tout le monde suit) — d’autant que le thème prévu pour l’un des jeudis de l’Oulipo cette saison-là, était — je cite — « Couplains et Reflets ». Il y allait donc avoir de la chanson dans l’air.

Jehanne Carillon, comédienne proche de l’Oulipo, me proposa donc d’écrire quelques chansons (plutôt dans un style que l’on pourrait qualifier de « variété »), sur des textes de différents auteurs oulipiens. Son projet était en fait bien plus ambitieux que cela, et je serai amené à vous en reparler un de ces jours, mais c’est ainsi que j’ai non seulement découvert les Sardinosaures d’Olivier Salon et Jacques Roubaud... mais également fait la connaissance d’Olivier Salon lui-même.

Il m’apparut assez rapidement que, si certains textes se prêtaient effectivement bien à l’exercice de la « chanson » (c’est le cas du Baobabouin que j’inclus en annexe au présent recueil), beaucoup d’autres auraient mérité un traitement plus recherché d’un point de vue musical, au point de devenir de véritables mélodies françaises contemporaines (ou peut-être pas tout à fait, j’y reviendrai).

Dès le mois de février 2012, je rédigeai l’Okapie, une petite pièce de 45 secondes chrono mais qui me demanda près de dix jours de travail ; quelques semaines plus tard je rédigeai l’Escargoéland qui ne fait que deux lignes ; suivirent (bien plus laborieusement) le Kiwistititi, la Tortulipe et le Cachalotarie.

Pourquoi ces textes-là ? Certainement pour une question de goût ; par exemple, j’ai ainsi remarqué récemment que mon obsession d’universalité (parfaitement vaine et vaniteuse, je m’empresse de le reconnaître) me poussait à fuir tout poème qui contient des noms propres, car cela me donne l’impression de quelque chose d’anecdotique et superficiel. (Cette idée fixe est heureusement inopérante dans la plupart des Sardinosaures, on notera tout au plus la présence de « Vladivostok » dans Okapie, mais ce n’est pas l’essentiel du texte... Cependant c’est la raison pour laquelle je me suis, par exemple, détourné du Taurossignol cité sur la page de l’Oulipo précitée.)

Le principal problème que pose la mise en musique d’un texte — et la raison pour laquelle la plupart du théâtre, et même de la poésie, sont désolément impropres à toute adaptation musicale fidèle —, n’est souvent ni la métrique ni les sonorités, mais tout bêtement... la quantité de mots et de syllabes. Il faut soit que le texte soit extrêmement court (c’est ici le cas d’Escargoéland), soit qu’il autorise un débit extrêment rapide (ce qui est évidemment le ressort d’Okapie), soit enfin qu’il soit suffisamment dramatisé pour constituer une sorte d’opéra en un acte à lui tout seul (ce que nous obtenons ici, d’une certaine façon, avec Cachalotarie qui ouvre le cycle).

Les questions de métrique et de qualité d’écriture ne viennent que très loin après... Même si elles sont alors d’une importance critique — particulièrement lorsque la névropathologie du compositeur le pousse à attacher de très lourdes contraintes au syllabisme du texte, mais nous y reviendrons.

Description

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Qu’est-ce qu’un Sardinosaure ? Le site de l’Oulipo nous en propose une définition ;

On commence par penser à deux animaux tels que la dernière syllabe de l’un soit la première de l’autre, comme gazelle et éléphant, ou bien taureau et rossignol, ou encore okapi et pigeon. On réunit alors les deux mots, ce qui fournit dans nos exemples la gazelléphant, ou bien le taurossignol, ou encore l’okapigeon. Les animaux ainsi conçus sont appelés de façon générique des Sardinosaures, du nom du premier de cette famille, inventé par Jacques Roubaud.

On écrit alors un court texte décrivant l’animal chimérique, en s’inspirant des particularités des deux parents de la chimère.

Il s’agit donc de textes animaliers, un peu fantaisistes (plusieurs sardinosaures feraient d’excellentes récitations pour les écoliers !), en prose ou en vers plus ou moins libres, aussi bien narratifs que descriptifs. En d’autres termes, l’exercice du sardinosaure ne dicte aucune rigueur formelle en lui-même.

Eu égard à la longueur de ce qui suit, vous pouvez accéder directement aux sections suivantes :

Le Cachalotarie

Le Cachalotarie est la dernière pièce que j’ai rédigée dans ce recueil — et, probablement, celle dont je suis le moins satisfait (mais n’anticipons pas). Il ouvre le cycle de manière très posée (et tonale qui plus est) ; de plus je trouvais amusant de présenter ce petit recueil de ma composition en laissant entendre dès la première phrase qu’il est... « d’excellente composition ».

C’est dans cette pièce, je crois, que se fait le plus sentir mon grave handicap : je suis intoxiqué de mélodies françaises.

Ah oui, cela nécessite une parenthèse.

Petite parenthèse : le lourd héritage de la mélodie française

Qu’est-ce qu’une mélodie française ? Comme je l’avais indiqué précédemment, c’est un genre un peu suranné, précieux et inoffensif, destiné à la bonne société où l’on susurre au coin du piano, surtout sans sortir du cadre. Le « bon goût français » (autoproclamé) nous a légué, en la matière, d’éminentes tartouilles kitchissimes estampillées Massenet, Chabrier, Gounod, Delibes, Koechlin, Duparc, Durey, Chausson, Caplet, Hahn, Roussel, Sauguet et j’en passe (ce qui, entre nous soit dit, est méchant pour les quelques vrais compositeurs qui se trouvent malgré eux dans cette énumération). Auxquels s’ajoutent, évidemment, les superstars : Fauré, Debussy, Ravel (très peu) et surtout, surtout, Francis Poulenc.

Ce répertoire, je l’ai accompagné tant et plus (je l’ai même chanté, puisque mon cursus de formation musicale m’a amené à apprendre par cœur tout un gros recueil de Poulenc). Et aujourd’hui :

Je ne peux.

M’en

Défaire.

Suis-je amené à lire une phrase en français ? Immédiatement, mon « moteur à Poulenc » se met en route. Je me dois d’indiquer, à ma décharge, que si ce réflexe existe, c’est aussi et avant tout... parce que la mélodie française est une excellente manière de mettre en musique la langue française. L’écriture vocale de Francis Poulenc, tant en matière de prosodie que de dramaturgie et d’expressivité (sans parler du confort de l’interprète), reste à mon sens indépassée, sinon indépassable. (Et fait, encore aujourd’hui, le bonheur de la quasi-totalité des chanteurs et chanteuses francophones.)

Je parle ici de Poulenc parce qu’il est sans doute le dernier grand Mélodiste français, mais presque autant pourrait être dit du legs de Gabriel Fauré (d’une évidence et d’une expressivité jamais démentie). Tout au plus Poulenc apporte-t-il sa touche humoristique dont je me sens, à titre personnel, plus proche.

Mais où en étions-nous ? Ah oui.

Le Cachalotarie (suite)

Or donc, mon « moteur à Poulenc » s’était mis en route dès la première lecture du texte, et suivant toute logique, produisait... du Poulenc.

Voici, par exemple, les paroles de Cachalotarie superposées sur le 1904 de Poulenc : la ressemblance est frappante. (Autant pourrait être dit de la fin du texte avec celle de Avant le cinéma, du même cycle de Poulenc.)

Après avoir essayé pendant deux mois de me forcer à aller dans une autre direction, je finis par me rendre à l’évidence : ceci était ce que j’avais envie d’écrire. Déjà archi-vu et revu, usé jusqu’à la corde ; tant pis.

Mon travail prit donc un aspect nouveau : il s’agissait de faire entrer ce discours musical déjà pré-existant (quoiqu’intériorisé), dans les contraintes formelles que je me fixais.

Ainsi, puisqu’il semblait que j’étais condamné à écrire de façon tonale, j’ai tenté de pervertir le système en modulant fréquemment, par chromatisme : les deux premières mesures sont en sol mineur, les deux suivantes en fa dièse, et ainsi de suite — les notes étrangères étant évidemment interdites. Par la suite, ce dispositif s’accélère et se complexifie.

Tout l’intérêt étant, autant que possible, d’aller à l’encontre de ce mouvement chromatique d’ensemble : ainsi, l’on peut faire entendre le premier degré de la tonalité de sol, puis le second degré de la tonalité de fa dièse, puis le troisième degré de celle de fa naturel, etc. Ainsi, l’impression d’ensemble est celle d’un mouvement ascendant, alors que les fondations harmoniques réelles descendent.

Outre ces contraintes, j’ai également employé des contraintes de répartition mélodique : chaque phrase du chant doit faire entendre les douze notes de la gamme, chaque mesure du piano doit faire entendre les sept notes de la gamme courante, etc.

Il en ressort — je pense — une mélodie assez déliquescente, terriblement difficile à apprivoiser pour l’interprète et qui évoque certainement l’héritage de mélodie française que j’évoquais plus haut, tout en donnant l’impression de lui échapper constamment.

Le Kiwistiti

Mars 2012. Conversation entre moi et moi-même.

— Bon, tu as écrit Okapie, tu y as consacré dix jours. C’est bien.

— Euh, oui si l’on veut. Dix jours pour quarante secondes de musique...

— Tu vas la publier, au moins ?

— Même pas sûr. Publier des fragments isolés comme ça, mon site a beau être disloqué de partout, c’est quand même assez pathétique.

— Alors, tu n’as plus qu’à faire un cycle de mélodies. Suffit d’en écrire trois ou quatre autres, pouf pouf, le tour est joué.

— Certes. Je pourrais piocher d’autres « sardinosaures », Olivier Salon m’en a envoyé un stock...

— Tiens, par exemple, celui-là, Le Kiwistiti, ça pourrait être amusant à faire non ?

— Ah oui, pas mal. Je vois déjà l’affaire : une succession de double-croches ininterrompues, très staccato et brillantes ; je vois déjà le début d’une mélodie :

— Euh, tout doux.

— Pardon ?

— D’abord, ta mélodie, elle est franchement pourrie. Ensuite « une succession de double-croches ininterrompues, très staccato et brillantes », c’est ça le projet de ta pièce ? C’est exactement ce que tu viens de faire avec Okapie, tu nous prends pour des truffes ou quoi ?

— Ah zut, oui c’est vrai... Je pourrais peut-être trouver une excuse, genre une tonalité différente ?

— Pas une tonalité, une contrainte. Et vu ce que tu t’es autorisé dans Okapie, tu as intérêt à nous la faire lourde, ta contrainte. Pas juste un petit gadget du genre « je mets un dièse à la clé et je compte mes mesures ».

— Bon. Voyons-voir. Je remarque que dans le texte il y a souvent la syllabe « si ». On pourrait dire que tous les « si » doivent tomber sur des si ? (Si tu me suis.)

— C’est un début... Mais ça ne suffit pas. Il faut que la note si ne soit employée que avec la syllabe « si ». Et puis, pareil pour toutes les autres notes qui apparaissent dans le texte : « il a ussi », « dans le Midi », « provient d’Australie », etc.

— Ce qui veut dire que ça m’interdirait de fait l’emploi des notes (euh...) do, , mi, la et si, sauf quand elles apparaissent sous forme de syllabes dans le texte. Ah ouais, c’est quand même sacrément contraignant : ça fait presque toutes les touches blanches du piano...

— Ah oui tiens, bonne idée : tant qu’on y est, on n’a qu’à dire que tu n’auras droit qu’aux touches noires du piano (tu peux écrire ça en si majeur ou en mi bémol mineur, je m’en fiche)... sauf quand le texte te permet d’utiliser une touche blanche, c’est-à-dire très rarement.

— Argg. Et le piano ?

— Eh bien le piano, il n’a qu’à faire l’inverse : il n’aura droit d’utiliser que les notes données par les syllabes du texte...

— Donc aucune touche noire ?

— ... Laisse-moi finir : que les notes données immédiatement par les syllabes du texte. Donc non seulement aucune touche noire, mais presque aucune autre note que le si (et quelques autres à l’occasion).

— Argg (derechef). Donc en gros, la partition du piano va se résumer à une collection de si aigus et graves, pêle-mêle.

— Euh, à ce sujet : tu ne vas pas rester sans contraintes en ce qui concerne la tessiture, tout de même ? Je serais toi, je découperais le morceau en, mettons quatorze sections de trois mesures (ça fait 42 mesures, ton nombre fétiche), et je bloquerais une tessiture donnée pour chaque section : d’abord une seule octave, puis deux, puis trois,... puis on restreint à nouveau, mais dans l’aigu et non dans le grave.

— ...

— Ah d’ailleurs ça tombe bien : je suis toi. Allez, au boulot !

La Tortulipe

La Tortulipe est rédigée dans des mesures à sept temps (ce qui convient bien pour des octosyllabes), où l’écriture du piano suit une démarche combinatoire immuable. Le chant, pour sa part, observe des contraintes de symétrie et de parité chromatiques mais — expressivité oblige — nettement moins rigoureuses.

Sept temps, c’est quatre notes pour descendre puis trois pour remonter (suivant que l’on considère la main droite ou la main gauche). Or pour aller d’un bout à l’autre de l’octave (octave que j’ai ici polarisée sur si bémol, note complémentaire du mi qui sera central dans les deux pièces suivantes), c’est-à-dire un total de 12 demi-tons, il existe cinq combinaisons symétriques :

en trois notesen quatre notes
1 - 10 - 1 1 - 5 - 5 - 1
2 - 8 - 2 2 - 4 - 4 - 2
3 - 6 - 3 3 - 3 - 3 - 3
4 - 4 - 4 4 - 2 - 2 - 4
5 - 2 - 5 5 - 2 - 2 - 5

L’on en concluera qu’il existe en tout 25 mesures à sept temps possibles, soit cinq possibilités pour monter puis cinq possibilités pour redescendre : l’on pourrait exprimer ces possibilités dans un plus grand tableau de cinq rangées et cinq colonnes — autant dire, un « damier » de cinq cases par cinq. Et c’est ce damier qu’explorent ici la main droite et la main gauche, en accomplissant chacune dans un sens différent le parcours d’un cavalier de jeu d’échecs — suivant la figure suivante obligeamment fournie par mon excellent collègue oulipote Gilles Esposito-Farèse :

Tout comme dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec, le damier est ici incomplet puisque la dernière mesure est tacet.

L’Escargoéland

Il fallait le faire, ce fut fait. Voici une mélodie sur une seule note — mais ce n’est pas tout. Le piano n’est écrit que sur les touches blanches, et les deux mains du piano sont en homorythmie et en exact miroir intervallique l’une de l’autre (au diatonisme près), avec pour exact miroir le mi du chant, qui n’est d’ailleurs pas donné au piano (liponote). Les mesures sont à cinq temps (dictés par les pentasyllabes du texte), et il y a très exactement un vers par mesure. Le chant n’emploie que des croches et des noires, avec plusieurs effets de rétrogradation.

La monotonie (au sens propre) de l’écriture vocale est mimétique du texte : elle décrit, très linéairement, la trajectoire de cet escargot que « ses ailes de géant empêchent de ramper ». En ce sens, il y a là quelque chose d’assez proche de certaines mélodies du Bestiaire de Francis Poulenc, dont l’écriture du piano est très descriptive.

C’est très bref (heureusement), pas déplaisant mais guère excitant non plus. Et puis, ça sonne un peu comme du Stravinsky — celui des Cinq doigts, par exemple. (J’avais d’ailleurs utilisé un peu le même style d’écriture dans mon opéra Affaire étrangère, acte I scène 1 bis, lorsque le Roi dit : « J’étudie un vaste plan de possibilités » — là encore, sur un mi monocorde.)

L’Okapie

(Un enregistrement de cette pièce, présenté par Olivier Salon, se trouve sur le site de la BnFici sans Flash] —, à partir de la 47e minute.)

Cette dernière pièce est la plus brève, mais aussi (sans doute) la plus éprouvante (particulièrement pour le pianiste). Lors d’une répétition chez Olivier Salon en février 2012, je m’étais assis à son piano et j’avais vaguement improvisé un démarrage possible pour ce morceau, très nettement pompé sur Francis Poulenc (« Thérèse, Thérèse »), avec un accompagnement en double-croches répétées faites d’accords mineurs se succédant en tritons. De retour chez moi, j’essayai de développer cette idée dans une voie moins facile et plus riche harmoniquement.

Si les contraintes sont certainement moins perceptibles dans cette pièce que dans les précédentes, elles sont aussi plus sophistiquées. La pièce se structure en deux mondes musicaux clairement marqués : d’un côté un système combinatoire assez froid, proche du total chromatisme (j’y reviens), d’un autre côté des gestes ouvertement poulencquiens, identifiés en particulier par des accords mineurs avec neuvième ajoutée et de faux enchaînements II - V - I où l’on tape volontairement « à côté », un demi-ton trop haut ou trop bas. On notera également la présence de « pseudo-spectres » qui sont, depuis une dizaine d’années, la signature de mon écriture harmonique.

Outre le motif principal de la pièce, ces « pseudo-spectres » débouchent, comme souvent, sur des échelles bi-octaviantes 1 - 2 - 3 - 2 - 1, qui ouvrent la voie à du total-chromatisme.

Une large partie de la pièce repose sur l’emploi du mode 1 - 3 - 1 - 3, dont je ne suis certes pas l’inventeur (on le trouve même chez Rachmaninov) mais que j’emploie fréquemment. Ce mode de six notes est complété par sa transposition à la seconde, qui donne les six autres notes du tempérament. Or dans cette pièce, j’ai pris un malin plaisir, non seulement à faire se succéder les modes très rapidement, mais à ne jamais donner l’un de ces modes sans donner en même temps son mode complémentaire — c’est ce qui crée, notamment, le sentiment de décalage entre le chant et le piano et met la chanteuse, si je puis dire, « en apesanteur ». (J’avais utilisé le même principe, quoiqu’à un degré moins extrême, à la fin de l’acte I de mon premier opéra, dans la scène entre le Docteur et l’Étranger.)

Ce dispositif me permet donc une grande richesse harmonique (en faisant systématiquement entendre les douze notes du tempérament), tout en gardant une sensation de polarisation (fût-elle, par moments, multiple) : la pièce est clairement, du début à la fin, sur mi (à défaut d’être vraiment en mi, mineur ou majeur). C’est également ce qui permet à la chanteuse de se garder un point de repère fixe dans le, hum, bazar ambiant.

La plus grande difficulté de la pièce, au demeurant, n’est pas l’intonation ni l’intelligibilité harmonique, mais certainement les changements très brusques et très rapides de caractère et de nuances. L’écriture est ici extrêmement dense (ce que justifie la brièveté de la chose : je ne me serais évidemment pas permis une telle densité dans une pièce de six ou sept minutes !), raison pour laquelle j’ai mis beaucoup de temps à la mettre au point.

L’indication de tempo est ici « Presto alla Poulenca », par référence à ces indications métronomiques complètement hallucinantes que l’on trouve (trop) souvent dans les mouvements rapides de Poulenc — je pense par exemple à l’entrée du piano dans Aubade, au second mouvement de la Sonate pour deux pianos ou encore à certaines mélodies. C’est également l’occasion pour moi de revendiquer explicitement la filiation dans laquelle je me situe, sans pousser l’hypocrisie jusqu’à en faire un « hommage » de je ne sais quelle sorte.

Mais bon, ne considère-t-on pas à l’Oulipo que quelqu’un qui a fait exactement pareil que nous par le passé, n’est au final qu’un plagiaire par anticipation ?

Annexe

(Un enregistrement de cette chanson, présenté et accompagné par Olivier Salon, se trouve sur le site de la BnFici sans Flash] —, à partir de la 37e minute.)

J’ai hésité à inclure dans ce recueil une des chansons que j’ai « concoctées » (je n’ose dire « composées ») pour la rubrique « variétés » du jeudi de l’Oulipo précité, et qui ont entretemps été rejointes par bien d’autres (suffisamment pour me laisser entrevoir la possibilité d’en faire, un de ces jours, un autre recueil à part entière).

Imaginer cette chanson m’a demandé à peu près vingt-cinq secondes (en comptant la transcription dans mon cahier, dans le R.E.R. ligne B un lundi matin en janvier 2012). Or il se trouve que mon Baobabouin semble remporter un succès jamais démenti (quoiqu’à mon sens immérité), tant auprès du public que de mes jeunes élèves à qui je l’ai présenté.

La construction est ici parfaitement tonale (au point du plus pur conformisme), et partiellement non-écrite — on pourrait, et cela a été fait, la jouer avec un ensemble de type jazz. La « contrainte » est extrêmement simple et n’affecte que la mélodie : les syllabes « ba » doivent correspondre à un mouvement disjoint descendant, les syllabes « ô » à un mouvement disjoint ascendant. Pour le dire plus simplement : sur « ba » on va vers le bas, sur « ô » on va vers le haut. Cela n’a l’air de rien (et ce n’est, sérieusement, rien), mais cela confère à la mélodie un aspect assez reconnaissable et facile à mémoriser, en particulier sur les fameux « ba - o - ba - bouin », mis à dessein sur une ligne brisée en septièmes.

Le démarrage de la chanson fait intervenir des mesures à trois temps (au grand dam de mes interprètes habitués au swing traditionnel, et pour qui il fallut ajouter un quatrième temps bien carré) ; la section du milieu est plus conventionnelle, et renvoie à tous les grands succès du jazz — pour n’en prendre qu’un exemple : « avec son cabas » est ici mis en musique sur les mêmes notes que « c’est aujourd’hui qu’il passe » dans la chanson On n’est pas là pour se faire engueuler de Boris Vian. Ou encore, le motif en septièmes que j’évoquais plus haut, pourrait être décrit comme un renversement « webernien » (oui, faut pas avoir peur) de la seconde par laquelle commence It Had To Be You. Ceci pour ne rien dire de la fin du morceau, qu’on ne présente plus.

Pour une raison de cohérence stylistique élémentaire, cette chanson est ici présentée en annexe. Elle pourra, néanmoins, tenir lieu de « bis ».

Ou encore, agrémenter une fin de soirée un peu arrosée.

Bonne lecture !
Valentin.

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