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Sweet suite

pour clavecin seul

jeudi 20 novembre 2014, par Valentin.

Ce recueil de sept pièces brèves pour clavecin seul a été rédigé au printemps 2014, autour de diverses contraintes d’écriture.

  Sommaire  

Le clavecin est un instrument que j’affectionne particulièrement mais pour lequel je n’étais jamais parvenu à écrire. Le départ à la retraite de Richard Siegel, professeur de clavecin au conservatoire de Saint-Maur, m’a donné l’occasion d’écrire pour cet instrument, entre mars et juin 2014, cette partition brève et fort peu sérieuse.

Ces pièces n’ont pas été créées.

« Sweet Suite », pour clavecin seul
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2014

 Historique.

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De tous les professeurs qu’il m’a été donné de rencontrer ces dix-huit dernières années au conservatoire de Saint-Maur des Fossés, Richard Siegel est de ceux que j’ai longtemps regretté de ne pas fréquenter plus assidument.

Ce sentiment s’étend d’ailleurs à l’instrument qu’il enseigne : il est peu de moments plus plaisants et dépaysants, pour un pianiste, que de se trouver face à un clavecin. Ses claviers nous invitent par leur apparence familière, et pourtant nous déroutent par leur technique incroyablement particulière ; à la fois expressif et fragile, cet instrument est une école de l’humilité et du courage, de la précision et du dépouillement. Si ma pratique du continuo baroque, en tant qu’accompagnateur, m’a donné quelques occasions de jouer du clavecin (j’entends par là jouer « au claveciniste » comme l’on joue « au docteur »), j’ai toujours soupçonné, et même douloureusement ressenti, qu’il y avait là un instrument et une technique qui m’échappaient entièrement.

La classe de clavecin (et ce n’est pas là la moindre de ses spécificités) est l’une des rares qui, dans un conservatoire, se passent entièrement d’accompagnateur — ce qui, dans mon cas, ne put qu’ajouter au sentiment de mystère et d’inaccessibilité qui l’entourait déjà en mon esprit. Tout au plus pouvais-je croiser, de temps à autre, un monsieur discret et grisonnant, peu expansif mais non dépourvu de caractère, de finesse et d’humour — décrire Richard Siegel, par bien des aspects, revient à décrire l’instrument qu’il pratique.

Ce que je ne connaissais pas de Richard Siegel à l’époque, je n’ai pu le découvrir qu’au fil des années, et particulièrement de ces derniers mois. Originaire de Minneapolis (une large partie de sa famille y réside encore), il cultive de nombreuses caractéristiques d’un nerd (ce que nous appelerions improprement un « geek ») : versé dans l’informatique, fasciné par l’égyptologie, passionné par les films d’épouvante du milieu du XXe siècle (les loups-garous, principalement)... (L’un de ses frères, Mark Siegel, est lui-même révéré par de nombreux geeks dans le monde, ayant créé de nombreux effets spéciaux inoubliables pour le cinéma.) Pour autant, sa contribution la plus marquante reste évidemment l’enseignement du clavecin (on lui doit notamment une collection pédagogique, très bien conçue quoique malheureusement propriétaire, et dont il a eu la générosité de m’offrir un exemplaire un jour où je l’ai aidé à réparer son ordinateur).

Autant dire que la distance teintée de respect qui me séparait de Richard s’est muée, à mesure que je me découvrais des affinités avec lui, en une amitié cordiale. Ayant appris qu’il partait à la retraite à la fin du mois de juin, je fus tenté de lui rendre une manière d’hommage de la seule façon que je connaisse : en écrivant quelque chose.

C’est ainsi que se dessina, au printemps 2014, un tournant majeur dans ma vie. Alors que je m’asseyais devant un cahier neuf, je me sentis à nouveau submergé par ce rêve qui me poursuit depuis l’âge de douze ans : écrire une grande Toccata pour le clavecin, une partition ambitieuse et monumentale, qui s’ajouterait au répertoire de cet instrument aux côtés de l’héritage de Couperin, Rameau et (surtout, en ce qui me concerne) Scarlatti. Cette œuvre de plusieurs dizaines de pages, à la fois complexe et limpide dans sa structure, d’une écriture virtuose mais rigoureuse et exigeante, je l’imagine, je la vois et l’entends, je vis avec elle depuis dix-huit ans, à chaque fois de façon un peu plus précise et détaillée ; j’ai déjà rédigé d’innombrables brouillons pour tenter de m’en approcher, les abandonnant à chaque fois parce qu’ils n’arrivaient jamais à la hauteur de ce que je recherchais.

Aujourd’hui m’est donnée pour la première fois, à l’âge de trente ans, l’occasion d’écrire pour le clavecin ; j’ai enfin l’expérience, l’expertise et la maturité nécessaires pour écrire cette Toccata, et l’amener au grand jour pour l’offrir au monde et aux générations fu...

À ce stade-là de mes réflexions, je m’interrompis pour regarder le cahier.

La page était restée désespérément vide.

Alors ?

Alors, au lieu de ma Toccata rêvée, j’ai commencé à écrire des conneries.

 Description.

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Ce recueil est donc ma dernière tentative en date pour fuir l’écriture de partitions plus sérieuses et intimidantes (telles le projet de Toccata que j’évoquais ci-dessus). L’écriture procède donc ici d’une démarche distanciatoire, soulignée de façon métatextuelle par l’emploi de ce qu’une terminologie précise et adéquate nous oblige à décrire comme : des jeux de mots à deux balles1.

Si ce recueil parcourt de façon très approximative (et fort irrespectueuse) les styles ou clichés de ce que l’on nomme, avec une insupportable condescendance, les « musiques anciennes », les présentes pièces ne prétendent être rien d’autre que des jeux d’écriture, gouvernés par diverses contraintes formelles appliquées de la façon la plus stricte possible (et au demeurant ludique). Reste la question de savoir si ce stratagème dissimule un discours artistique profond et expressif ou s’il n’y a là qu’un procédé gratuit et superficiel ; je ne crois point qu’il m’appartienne de tenter d’y répondre.

Richard Siegel ayant bien voulu lire cette partition rédigée à son intention, les explications suivantes sont nourries de ses commentaires. Comme il le dit très justement : « les compositeurs se donnent eux-mêmes des contraintes parfois bizarres... »

Eu égard à la longueur de ce qui suit, vous pouvez accéder directement aux sections suivantes :

Pray lewd

Faire allusion à la musique du XVIIe et XVIIIe siècle, lorsqu’on écrit pour le clavecin, relève de la tarte à la crème. Et pourtant, c’est immanquablement vers ce type d’écriture que je me vois poussé ; plus spécifiquement — parce qu’il faudrait être balourd comme un étalagiste de la Fnac pour considérer un siècle et demi de musique savante comme un bloc esthétique et stylistique — vers l’écriture de Domenico Scarlatti, plutôt que celle de Frescobaldi ou même Couperin. Scarlatti, c’est du solide : les mesures sont carrées, les ornements rarement nécessaires, la marge d’improvisation quasi inexistante, les enchaînements harmoniques parfaitement prévisibles et, de ce fait, inévitables. En cela, Scarlatti (ou Vivaldi) me renvoient davantage à la rigueur classique d’un Haydn ou Cimarosa qu’aux épanchements parfois dégoulinants d’auteurs antérieurs que je ne nommerai pas : j’aime le clavecin-mitraillette.

Pasticher la musique (pré-)classique, pour autant, ne revient pas nécessairement à lui rendre un hommage transi et compassé. Cela peut aussi prendre l’aspect d’un jeu de massacre.

Cette première pièce, qui pourrait être décrite comme une étude ou une toccata (j’ai dit plus haut ce que ce mot représente pour moi), s’intitule Prélude comme le premier mouvement du Tombeau de Couperin, de façon ici quelque peu inexacte (le style se voulant plus « italien », pourrait-on dire, que français). Elle me semble présenter assez clairement le projet du recueil, et son fonctionnement à la fois ludique et vicieux, comme une mécanique qui se détraque.

La structure est extrêmement simple : quatre mesures à quatre temps dans chacune des douze tonalités majeures, se succédant par cycle de quintes (chaque tonalité tenant lieu de dominante pour la suivante) et entièrement peuplées de doubles croches aux deux mains.

Le nombre total de notes est donc aisé à calculer :
4 doubles croches × 4 temps × 4 mesures × 12 carrures × 2 mains = 1536 notes = 128 × 12 notes

Le projet est donc que l’on entende au total 128 fois chacune des douze hauteurs du tempérament, quelle que soit son octave. Ce qui donne lieu à une véritable politique économique des hauteurs : ainsi, j’ai commencé par écrire librement la première moitié puis le dernier quart de la partition, en espérant pouvoir utiliser le passage manquant comme variable d’ajustement — hélas, il s’avéra que mon compteur de notes avait déjà nettement dépassé le quota alloué, et je dus réécrire la majeure partie de ce que j’avais déjà fait, en cherchant diverses stratégies pour économiser, en particulier les Sol et les Ré.

Le morceau doit donner l’impression d’une tonalité globale de Do Majeur (même si la note Do ne doit pas apparaître davantage qu’aucune autre, et que les touches noires ne doivent pas prédominer sur les touches blanches) ; chaque nouvelle carrure doit commencer par une gamme majeure différente, suivant le cycle des quintes précité — en utilisant évidemment différentes façons de présenter lesdites gammes : en montant, en descendant, en mouvement parallèle ou contraire, en dédoublant les notes, etc.

Évidemment, le fait que les doubles croches ne doivent jamais s’arrêter est ici un handicap : une gamme majeure, même en atterrissant sur la tonique, ne fait que huit notes. Si l’on veut que la retombée se trouve sur un temps fort, il faudrait soit changer le rythme (c’est ici interdit) soit ajouter une note — mais l’on crée alors un déséquilibre dans la répartition globale des 128 notes, qu’il faudra compenser par la suite.

Autre contrainte simple mais plus lourde qu’il n’y paraît : l’unisson est interdit. (J’entends par là que les deux mains ne doivent jamais jouer la même hauteur, même à une octave différente.) C’est particulièrement difficile lorsque l’on cherche (comme je l’ai fait ici la plupart du temps) à privilégier les mouvements mélodiques contraires (une main descend pendant que l’autre monte) ; il faut soit trouver des bifurcations (qui rendent du coup l’écriture plus complexe et moins aisée à déchiffrer), soit jouer avec les altérations (et dans ce cas l’on introduit des notes étrangères à la tonalité).

De là vient le côté biscornu de l’écriture de ce mouvement, que j’ai choisi de souligner plutôt que d’essayer de l’escamoter : d’où l’aspect de jeu de massacre que j’évoquais plus haut. La première mesure, en mouvement parallèle avec des intervalles dissonnants (neuvièmes mineures et septième majeure) expose très clairement le principe d’écriture : ça va être moche, et j’assume.

768 notes à chaque main, c’est beaucoup — mais pas tant que ça, à condition d’aller vite : 120 à la noire, et l’affaire sera bouclée en... 96 secondes. Comme une avalanche de notes, un tourbillon hypnotique : l’effet de saturation est assumé et revendiqué. De même que l’aspect spectaculaire du geste instrumental : parcourir toute l’étendue de la tessiture, alterner des mouvements conjoints et des sauts d’intervalles (parfois ridiculement larges), plein de petites ponctuations (appuyé, lié de deux en deux, etc.) qui se succèdent évidemment trop vite pour qu’on ait le temps de les entendre... tout disparaît dans le tourbillon, et c’est le but.

Almond Bore, eh ?

La pièce suivante s’inscrit à son tour dans ce geste artistique primordial et essentiel que je pourrais décrire comme : « dessinons des moustaches sur la Joconde ».

Il s’agit donc d’une Allemande ou une Bourrée — j’avoue n’avoir qu’une très vague idée de la différence, et chercher « allemande bourrée » dans Google n’a pas rapporté les résultats que j’aurais espéré. En gros, ceci est une pièce binaire en mi mineur, dont le thème et la structure d’ensemble pourraient avoir été imaginés par un apprenti-compositeur (excessivement médiocre) de la première moitié du XVIIIe siècle (après un soir de beuverie). Carrée à l’extrême, la pièce se compose de huit carrures de quatre mesures, collectionnant les clichés de cette époque : entrées en imitation, vague contrepoint-polyphonie atrocement mal fichu, renversements-rétrogradation, diminutions, développement « modulant », ré-exposition...

Tout comme dans la pièce précédente, les unissons sont interdits (à l’exception de la dernière note) et cette contrainte est responsable d’une large part des louvoiements et dissonnances.

À titre de curiosité, je me dois de mentionner ici le premier enregistrement mondial de cette pièce, que m’a envoyé mon collègue Mike Solomon le 4 juillet 2014, quelques jours après la naissance de sa fille Maija. La qualité de l’exécution est exactement à la hauteur de celle de l’écriture ; seul un tel degré de talent, de compétence et, osons le dire, d’audace, pouvaient rendre pleinement justice à cette pièce. Merci.

Calzone

On dit parfois de tel ou tel personnage qu’il tuerait père et mère pour un mauvais calembour. Je ne saurais dire si c’est vrai en ce qui me concerne (l’occasion ne s’est pas présentée), mais je suis certainement capable d’écrire des morceaux uniquement pour faire un jeu de mot effroyable dans leur titre. Ceci en est une illustration (mais j’ai, en la matière, de coupables antécédents).

Il s’agit donc d’une chanson, sur un rythme ternaire que l’on pourrait associer aux chansons napolitaines du XVIIIe siècle (ou leurs lointains descendants tel que le Larghetto de la suite Les cinq doigts).

La main droite joue six phrases mélodiques successives, qui passent chacune par les douze notes du tempérament (comme une série). Il me semblait avoir utilisé une règle pour la succession des intervalles, mais je ne parviens pas à l’identifier en relisant la partition aujourd’hui, aussi pouvons-nous présumer que l’ordre des notes est laissé libre, et gouverné uniquement par des exigences d’expressivité (et, comme dans les deux pièces précédentes, par l’absence d’unisson avec la main gauche).

Les rythmes de la mélodie sont d’une complexité croissante, voire, comme me le fait remarquer Richard Siegel, inutilement complexes à partir d’un certain stade. C’est assez vrai (quoique bien anodin en comparaison de la complexité de certaines partitions contemporaines).

La main gauche ne joue que des tierces, majeures ou mineures. La succession des intervalles est arbitraire mais fixée : elle correspond, tout simplement (et comme chacun l’aura sans nul doute reconnu), à l’expression binaire du codage en UTF-7 des caractères S, I, E, G, E, L. (Chaque mesure fait sept temps ; les 0 sont des tierces mineures, les 1 des tierces majeures.)

S    101 0011
I    110 1001
E    110 0101
G    110 0111
E    110 0101
L    110 1100

Talk At’Tcha

Même si la facture instrumentale était nettement moins standardisée autrefois qu’on ne pourrait l’imaginer aujourd’hui, les clavecins construits au cours du XVIIIe semblent tendre vers une tessiture de cinq octaves plus une note, de Fa1 à Fa6 (ce sera également la tessiture du piano jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle). La présente pièce se propose d’examiner l’ensemble de la tessiture de l’instrument de façon méthodique, du plus grave au plus aigu et en s’arrêtant successivement sur chaque note du clavier ; à raison de trois temps par mesure (soit une octave toutes les quatre mesures) et sur cinq octaves, la partition fait donc vingt mesures (les deux dernières notes du clavier sont combinées afin de ne pas rajouter un temps, choix qui est également justifié d’un point de vue musical).

Outre le continuo baroque, mon goût pour le clavecin est directement corrélé à ma folie furieuse envers Scarlatti, dont j’ai lu, travaillé et enseigné quelques douzaines de sonates (sur les presque six cents dont il est l’auteur) sans jamais y trouver une seule page décevante. Parmi ses pièces les plus connues figure la Sonate en Ré mineur- (Kirkpatrick 141, Longo 422, Pestelli 271, Czerny 118), improprement appelée « toccata » : peut-être parce qu’elle a été notamment jouée au piano par Martha Argerich, interprète d’une autre toccata en Ré (celle de Prokofiev). Si Domenico Scarlatti n’a jamais écrit de toccata pour clavecin (contrairement à son père Alessandro, qui en écrivit une demi-douzaine fort intéressantes au siècle précédent), il est certain que cette pièce pourrait s’appeler ainsi de par son emploi des notes répétées (cependant les phrases sont, à mon sens, trop courtes et trop entrecoupées de silences pour être constitutives d’une écriture da toccare plutôt que da sonar).

Reprenons : dès que se dessina le projet de ce recueil, j’eus envie d’y inclure une pièce dans laquelle les notes répétées tiendraient un rôle primordial, en manière de clin d’œil à cette partition de Scarlatti. Mes premières tentatives se portèrent sur des nombres irréguliers de notes répétées, suivant diverses suites arithmétiques (Fibonnaci, décimales de Pi ou de e, etc.) ou bien, là encore, de la gématrie des lettres S I E G E L (19, 9, 5, 7, 5, 12) : contrainte assez peu remarquable, et sans grand intérêt musical. Ce n’est que plus tard que l’idée me vint de jouer le même nombre de notes (sept, au lieu de six chez Scarlatti) de façon systématique, sur chaque degré de la gamme chromatique, en parcourant toute l’étendue du clavier.

Comme dans toutes les pièces gouvernées par une écriture systématique (dont nous verrons d’autres exemples plus bas), l’enjeu est d’éviter la monotonie2. Cela passe, tout d’abord, par l’écriture même du flux de notes, et notamment l’aspect (gratuitement) spectaculaire du geste instrumental : nous avons en avons vu des exemples plus haut dans le Prélude (et ci-dessous dans le Capriccio) avec des intervalles fortement disjoints, des croisements de mains, etc. Dans le cas de notes répétées comme ici, la seule ressource possible réside dans l’alternance des mains, que j’ai organisée de façon presque exactement symétrique :

  • mesures 1-4 :
    g d d d d d d/d g g g g g g puis inversion
  • mesures 5-8 :
    d d d d d d d/g g g g g g g puis inversion
  • mesures 9-12 :
    g g g g g g g (et au milieu : d g d g d g d)
  • mesures 13-16 :
    d d d d d d d (et au milieu : g d g d g d g)
  • mesures 17-20 :
    g g g g g g d/d d d d d d g puis inversion
    (« d » et « g » signifiant respectivement main droite et main gauche.)

La deuxième ressource permettant d’éviter la monotonie (et à laquelle je n’avais pas accès dans le Prélude ci-dessus), est évidemment d’ajouter des évènements musicaux superposés par-dessus le flux sonore existant (ce que je considère comme l’équivalent en dramaturgie musicale du procédé cinématographique nommé matte painting). Ce type d’écriture se trouve notamment dans l’écriture pour clavier de Ligeti, dont mon ami Gilles Esposito-Farèse m’a récemment rappelé un exemple qui n’est pas sans parenté avec l’écriture de cette pièce3. C’est l’occasion de plusieurs gestes « orchestraux » (coups de griffes en agrégats staccato, notes graves tenues, effets de trompettes) qui sont probablement plus courants au piano qu’au clavecin, mais peut-être appropriés ici : Richard Siegel m’a dit avoir trouvé ce petit fragment instrumental « marrant comme tout ».

Menu A

Soyons francs : je n’avais absolument pas eu l’idée d’ajouter un Menuet à ce recueil avant de voir cette suggestion de titre de mon collègue Mike Solomon (j’ai, est-il besoin de le dire, des fréquentations douteuses). Chose très peu courante, j’ai rédigé cette partition très rapidement et d’une seule traite pendant une réunion pédagogique et m’en estimai assez content.

Stylistiquement, il s’agit d’un menuet assez « sucré » un peu comme l’on en trouve chez Ravel (à la différence du Menuet de la Suite bergamasque, dont j’attends encore de comprendre en quoi il s’agit d’un menuet) : au moyen de quintes et de quartes superposées, je construis des accords de sixte ou de septième majeure.

La quinte et la quarte sont donc le seul intervalle simultané autorisé à l’intérieur de chaque main (mais pas entre les deux mains : c’est là que réside l’astuce). Là n’est pas, toutefois, la seule contrainte : chaque mesure doit donner à entendre les douze notes du tempérament, soit six à chaque main car (au début en tout cas) les notes entendues à une main ne doivent pas l’être à l’autre main dans la même mesure. D’une mesure à la suivante seule deux notes peuvent changer (c’est-à-dire être empruntées à l’autre main), les quatre autres restant inchangées. À partir de la mesure 13 intervient une ré-exposition en renversement mélodique, avec ces mêmes contraintes (le seul unisson arrivera à la toute fin).

Humble et expressive, d’une harmonie plaisante mais rigoureuse, cette petite pièce me semblait assez réussie ; quelques mois plus tard, Richard Siegel m’indiquant qu’il la trouvait très peu intéressante, j’essayai pour la première fois de la jouer (ailleurs que dans ma tête)... et n’en retins qu’un sentiment de déception un peu déprimante.

Oh well.

Recheck car

Comme tout langage (et peut-être même plus que tout autre langage), la musique est un objet codifié, structuré, et intrinsèquement gouverné par toutes sortes de contraintes formelles : ma démarche d’écriture (et celle de l’Oumupo que j’ai fondé depuis quelques années) peut donc — légitiment — sembler n’être qu’un médiocre réinventage de roue, prétentieux et monumentalement inutile.

De fait, le jeu sur les formes et les langages musicaux a existé depuis (probablement) aussi longtemps qu’il y a eu des musiciens. Les compositeurs de l’époque baroque, des madrigalistes à la société Milzer, étaient aussi de grands expérimentateurs ; le ricercar est l’un de leur terrains de jeu favoris (en Italie du moins, même si le contrepoint allemand en est un héritier direct), en ce qu’il exige à la fois une stricte parcimonie des moyens mis en œuvre, et une très grande inventivité dans le traitement du discours.

C’est en accompagnant ma femme lors d’une analyse de sang que, bloqué sur l’inconfortable siège en plastique d’une salle d’attente éclairée au néon, face à une table basse encombrée de magazines féminins et d’hebdomadaires de droite, j’ai commencé à tracer cette pièce où la main droite reste bloquée sur une descente en Ré mineur (qui, dans d’autres circonstances, pourrait être fort expressive et touchante ; on en trouve des exemples inoubliables dans la musique de Giya Kancheli), en accélérant puis décélérant progressivement... pendant que la main gauche se « divertit », pourrait-on dire, sur toutes les autres notes (en conservant toujours, toutefois, un axe de symétrie autour de la quinte Ré-La).

Ceci est une manière de tester les limites d’un dispositif, tout comme l’on dit d’un garnement qu’il « teste les limites » de son entourage.

Ou plus souvent, on appelle ça une tête à baffes.

Ka-Preach, Yo

Ce morceau est le premier que j’ai terminé dans ce recueil, peu avant le Prélude que nous avons vu au début. En fait, j’ai longuement hésité entre ces deux pièces, dont l’une comme l’autre aurait pu servir de numéro introductif. Le titre aussi n’a pas été sans susciter quelques doutes : après tout, la première pièce (avec son débit, on l’a vu, de mitraillette) aurait pu s’appeler toccata, et la présente pièce aurait pu constituer un prélude, une ouverture ou une fantaisie (« Font Asia » ? « Fun Tase’Ya » ?). M’étant arrêté sur « capriccio », je consacrai un temps ridiculement disproportionné à chercher un jeu de mots à la hauteur de ce qui avait précédé... (Si on vous demande, le préfixe « Ka » fait partie du slang hip-hop au même titre que « Yo » : cf ka-blam[o], ka-tching, etc.)

Pour éviter de me servir du nombre 12 comme partout ailleurs, j’ai voulu construire ce Capriccio autour du nombre 9 : trois sections constituées chacune de trois phrases, en trois carrures de trois mesures chacune (est-il besoin de le préciser, les mesures sont à trois temps et constituées de triolets).

Chaque carrure est composée de deux mesures en hémiole, puis d’une « tornada » en une seule mesure, écrite différemment. Chaque section fonctionne (autant que possible) en miroir : la première phrase et la deuxième phrase sont d’une écriture similaire, cependant que la phrase du milieu sera un peu différente. De même, à un niveau plus global, il existe une correspondance entre la première et la dernière section (correspondant à ce qui, dans une forme classique, constituerait la ré-exposition).

Comme dans la toccata plus haut, l’alternance des deux mains fait donc l’objet d’un schéma pré-établi, auquel se surimposent les quelques interventions plus ou moins mélodiques (main gauche mesure 10, main droite mesure 37). Les mouvements mélodiques font, eux aussi, l’objet d’une politique raisonnée, suivant que les deux mains sont en arpèges ascendants, ou descendants, ou contraires, etc. Même en ne considérant que les « tornadas » (une mesure sur trois), l’ordre des notes y est là encore dicté par une logique combinatoire (cab aux mesures 3, 6, 9 correspondant à la première phrase, bca aux mesures 12 et 15 de la main droite, dans la deuxième phrase, et ainsi de suite). J’ai noté dans mon cahier le schéma suivant :

Main gaucheMain droite
↗↘
↘↗
↘↗
↗↘

Cependant, la contrainte la plus frappante dans cette partition est certainement la succession des intervalles. Chaque phrase (de neuf mesures, on l’a vu) est gouvernée par un (et un seul) intervalle, dont l’ordre dans chaque section suit une progression de type « deux pas en avant, un pas en arrière » : 4/5/3, etc.

SectionMesuresIntervalleNombre de demi-tons
I 1 à 9 Tierce majeure 4
10 à 18 Quarte juste 5
19 à 27 Tierce mineure 3
IIa 28 à 36 Quinte juste 7
IIb 37 à 39 Triton 6
40 à 42 Septième mineure 10
43 à 45 Sixte mineure 8
IIc 46 à 54 Sixte majeure 9
III 55 à 63 Seconde majeure 2
64 à 72 Septième majeure 11
73 à 81 Seconde mineure 1

Évidemment, c’est au centre de la pièce (la deuxième phrase de la deuxième section) que je me débrouille pour placer la plupart des intervalles pairs (à raison de un intervalle par carrure de trois mesures plutôt qu’un intervalle pour la phrase entière de neuf mesures), ce qui est fort utile car cela me permet d’évacuer rapidement le triton (peu intéressant dans le cadre de cette contrainte), et tous les intervalles renvoyant trop clairement aux gammes par tons.

Dans un ordre d’idées similaire, je garde en réserve l’intervalle le plus large (11 demi-tons, c’est-à-dire la septième majeure) pour le mettre au milieu de la dernière section, ce qui permet non seulement de rompre la monotonie des intervalles étroits, mais aussi de garder le passage le plus dissonnant (et le plus spectaculaire d’un point de vue instrumental) pour la fin de la pièce, à un moment où l’interprète et l’auditeur sont déjà familiarisés avec le fonctionnement du discours.

Pour autant, ce passage en septièmes majeures (mesure 64 et seq.) est, objectivement, très difficile : il exige un interprète pour le moins casse-cou, ou ayant beaucoup de temps à perdre. J’y reviens ci-dessous, ainsi que sur la réaction de Richard Siegel.

En guise de conclusion

Ayant exposé à Richard Siegel le projet esthétique (c’est beaucoup dire) de ce recueil, je me vis opposer la remarque suivante : « je me méfie toujours du compositeur qui doit me dire comment imaginer son oeuvre. À moi de trouver les effets et l’atmosphère et comment embarquer le public... »

Son point de vue est autant justifié que le mien ; c’est là, je pense, un conflit irréductible4 : l’interprète cherche son degré de liberté, et l’auteur veut imposer sa volonté — du moins lorsque ce dernier est un control freak comme c’est mon cas. En ce qui me concerne, je me sens très étranger à la démarche des compositeurs qui laissent à l’interprète une très grande latitude ; je ne pourrais adopter moi-même une telle attitude sans la vivre comme un manque de courage ou de cohérence. N’ayant, de principe, aucune confiance en l’interprète, j’essaye au contraire d’orthographier ma musique de façon à ce que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».

Cependant, je suis par ailleurs fermement convaincu de ce qu’aucune œuvre n’est absolue ni définitive, et reste donc ouvert à la possibilité pour quiconque (musicien ou autre) de ré-imaginer différemment quelque chose que j’aurais écrit ; d’où mon choix d’avoir publié, à ce jour, la totalité de mes partitions sous des licences libres. À bien des égards, un interprète devrait pouvoir être considéré comme co-auteur plutôt que comme un exécutant servile — et les licences libres permettent précisément de savoir à qui l’on doit chaque apport, chaque idée successive.

En tant qu’instrumentiste moi-même, je voudrais pouvoir considérer n’importe quel texte comme un point de départ, pour trouver ensuite mes propres « effets et atmosphère » ; mais, quitte à la trahir ensuite, je veux être au préalable en mesure de comprendre sans ambiguïté la pensée de l’auteur.

Ce qui m’amène aux difficultés d’exécution de certaines de ces pièces, notamment les septièmes majeures du Capriccio ou les sixtes du Prélude, que j’ai rédigées en pleine connaissance de cause (et peut-être, avec une mentalité de virtuosité gratuite relevant davantage du piano que du clavecin). Certains passages — les plus drôles à mon avis, même si cela demande sans doute un sens de l’humour assez particulier — demandent beaucoup de travail, et comme me l’indique Richard Siegel, il n’est pas certain que le jeu en vaille la chandelle :
« Les grands écarts sont compliqués et difficiles, et ne marchent pas au clavecin. Sans pédale, cela ne donne pas un bon résultat... Et j’ai pourtant une grande main, mais c’est impossible d’articuler comme ça ; on ne peut pas faire du lié. Sorry. »
Moi — « C’est vrai que c’est une écriture très cow-boy, mais ça reste jouable au moyen de quelques acrobaties (personnellement, dans la mesure 64 du Capriccio je jouerais le Fa et le Ré avec la main gauche, tout le reste à droite). Comme la contrainte m’obligeait à n’utiliser que des septièmes majeures à cet endroit, j’ai choisi de ne pas le dissimuler mais au contraire de le souligner pour un effet plus comique et spectaculaire ; je trouve ce défi hilarant, mais YMMV (ou pour le dire en latin : de gustibus, etc.). »
Richard — « Es-tu certain que l’interprète veuille passer autant de temps dessus ? Pas sûr... même en admettant un sens d’humour et tout le reste. »

Que cette mesure ne justifie pas les nombreuses heures qu’elle demanderait (tout comme, dans un genre un peu similaire, la mesure 11 du Scherzo de ma première sonate pour piano), c’est une hypothèse entièrement valable — pas plus que, nous avons pu l’établir avec une certain degré de certitude, les titres parfaitement débiles de ce recueil ne justifient les nombreuses heures que j’ai passées à arpenter le Urban dictionary.

Comme tous les défis, c’est parfaitement gratuit et superficiel ; ou pour le dire autrement, bête et méchant.

Et pourtant, je dois avouer qu’alors que je rédigeais ces passages, un sourire m’est venu en imaginant la grimace que ferait un instrumentiste les atteignant. Grimace que je n’ai moi-même que trop faite en déchiffrant des partitions au piano — mais souvent moins pour leur difficulté ou leur mauvais goût, que leur maladresse.

Ce sourire avait ici un goût de victoire : je préfère mille fois être démasqué en tant que sadique qu’en tant que maladroit.

Bonne lecture !
Valentin.


Le lendemain de la publication de cette pièce, un commentateur (ci-dessous) m’a suggéré d’y adjoindre des fichiers MIDI pour les personnes désirant écouter « ce que ça donne » :

« Sweet Suite » — fichiers MIDI

(Ayant fait le test, je peux répondre moi-même à cette question : « ça donne » l’impression d’un singe tapant au hasard sur un clavier, à condition que le singe en question ait été transformé en cyborg par un scientifique psychopathe et inculte. D’autres questions ? :-) )


[1Jeux de mots parmi lesquels certains m’ont été suggérés par mon collègue Mike Solomon, dont il est ainsi définitivement prouvé qu’il exerce sur moi une influence déplorable.

[2Ce à quoi Richard Siegel semble estimer que je suis parvenu dans la présente Toccata, mais pas dans le Prélude ci-dessus ou le Capriccio plus bas.

[3(Je déteste quand Ligeti se permet de copier sur moi. Pas vous ?)

[4Un peu à l’image du conflit parents-enfants dans le règne animal.

Messages

  • Bonsoir, C’est intéressant, à regarder et à vous lire. J’aimerais cependant écouter cette pièce pour clavecin, même au format midi. Pour faire connaissance avec la mélodie et le rythme. Est ce possible ?

    Merci. Guillaume

    • Bonsoir,
      je viens de faire un rendu MIDI avec LilyPond (sans les nuances ni les ponctuations), et c’est à peu près aussi décevant qu’on pourrait s’y attendre. Si cela vous intéresse, je l’ai mis ci-dessus en post-scriptum à la présentation de la partition (en attendant que quelqu’un, un jour peut-être, réalise de ce recueil un enregistrement digne de ce nom).

      Si vous n’avez pas de quoi lire les fichiers MIDI, je vous recommande cet excellent outil en ligne.

    • Merci. J’écoute votre pièce.

      Guillaume

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