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Ya Raï !

dimanche 22 février 2009, par Valentin.

Bonjour tout le monde,

lorsque j’ai ouvert la rubrique « Découverte » de ce site, j’avais l’intention d’y mettre des extraits de musique non-libre, et éventuellement quelques considérations sur différents genres musicaux.

Ma collègue Mary Poppins ayant tout récemment évoqué le Raï sur le forum du Parti Pirate, je m’empresse de sauter sur l’occasion pour ajouter un petit mot sur mon site. La découverte, en l’occurrence, est plus pour moi qu’autre chose, puisqu’il s’agit là d’un domaine auquel je ne connais absolument rien.

 À la découverte du Raï

Bon. Premier réflexe : que nous dit Wikipédia ?

Le Raï est un genre musical apparu au début du XXe siècle autour d’Oran (Algérie).

Suivent quelques considérations historiques. Mmm. Un peu vague.

Que nous dit Wikipédia anglophone ?

À ce que je vois, le Raï est une musique populaire d’origine bédouine (les Bédouins étant un peuple de bergers nomades qui s’étend de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient), lointainement dérivée du Châabi. Ces musiques sont, comme beaucoup de musiques populaires, essentiellement vocales et mi-narratives mi-élégiaques : le chanteur raconte ses mésaventures, et s’en lamente (avec, au besoin, un arrière-plan moralisateur).

Je note d’ores et déjà une parenté avec le flamenco espagnol, qui est aussi originaire de cultures arabo-islamiques. Comme le flamenco, le Raï subit des influences diverses dès sa naissance : arabes d’un côté, occidentales de l’autre.

Le Raï semble constituer l’un des genres les plus populaires des musiques arabes d’aujourd’hui. Là où les chanteurs de la génération précédente se désignaient comme Cheikh (vieil homme), le chanteur de Raï s’intitule Cheb (jeune homme), et semble s’adresser de fait aux générations de jeunes adultes, en évoquant leurs préoccupations contemporaines. Si vous avez jeté un coup d’œil aux articles des Wikipédia francophone et anglophone, vous trouverez une différence sensible dans l’angle d’approche : ainsi par exemple, l’exclamation « Ya Raï », qui ponctue un morceau de raï, est-elle traduite par « ô mon discernement » par la première, tandis que la seconde nous apprend qu’en fait ce vocable est devenu une interjection très courante, un peu comme le « oh, yeah » des rockeurs.

Ma collègue Mary Poppins nous indique aussi un autre trait distinctif, qui pour le coup m’évoque plutôt les concerts de rap : Un grand classique dans le raï, l'inévitable série de dédicaces (fi khatel la famille machin chose par çi et fi khatel la famille truc par là).

Il serait intéressant, sans doute, de voir de quelle manière le Raï s’est exporté au-delà de l’Algérie dans le monde occidental. Même à moi qui n’y connais rien, des noms de chanteurs de Raï me disent quelque chose, comme Cheb Mami, Cheb Khaled ou Faudel. Je me demande de quelle façon cette migration s’est faite, et si le Raï n’y a pas perdu un peu de son authenticité ; je me souviens par exemple d’une chanson qui faisait fureur lorsque j’étais au collège : Aïcha, qui, bien que jouant à fond sur un effet terrrriblement exotique, est une pure daube démonstration de variété française signée... Jean-Jacques Goldman.

Voyons, quelles autres sources pouvons-nous trouver ? Dans les liens de Wikipédia, je trouve le site http://www.rai-algerien.com/, qui semble assez documenté (à condition de ne pas craindre les pubs à la noix). Le blog du festival de Raï d’Oran semble également intéressant. Dans les sites-moches-pleins-de-pub, mentionnons aussi http://www.musique-rai.net/ qui vous donnera un aperçu assez orienté « people ».

Enfin, si vous souhaitez en écouter, du Raï, voici toujours la Radio du Raï — complètement en français : raaah, les « bienfaits » de la colonisation...

 Écoutons du Raï

À ce stade, je vous propose d’écouter ensemble la chanson dénichée par ma collègue. Le musicien est un certain Khaled (oui, vous me direz que c’est déjà pris, mais il n’y peut rien), qui se définit comme « claviste ». Il nous explique utiliser volontairement ce terme bien qu’il joue des claviers, et non comme on pourrait s’y attendre, des claves.

Sur son Skyblog (oui je sais), il raconte un peu sa vie ; on y apprend notamment qu’il est né en 1987 à Mostaganem.

Je crois qu’il s’agit en fait de trois courtes chansons enchaînées : Kif kif, Chératon, Ana ana — en l’occurrence, notre ami Khaled se produit avec un dénommé Cheb Omar.

  

 Quelques impressions vite fait

Aaah... Ça m’évoque tout de suite les chansons qu’on entend dans les restaurants arabes. (Disons-le tout de suite : lorsque j’entre dans un restaurant et qu’il y a de la musique quelle qu’elle soit, je sors. Lorsque c’est ce genre de musique, je sors un peu plus précipitamment.)

Ça pulse, hein ? Si vous écoutez bien, vous entendrez deux types de percussions : un tambourin (probablement synthétique), et un membranophone joué à la main (je dirais une darbouka), qui seul donne, finalement, une véritable vie à la rythmique.

Au second plan derrière le chanteur, nous avons quelques accords de piano synthétique, et des tenues de violons synthétiques. La construction harmonique et rythmique est des plus simples : il s’agit de carrures de quatre mesures (comme dans la musique classique, comme dans le rock, comme dans le jazz), avec des accords parfaits qui s’enchaînent parfois avec plus ou moins de bonheur : ainsi je relève à 1’07 :

C-  |  D-  |  Bb  |  C-  |

et ainsi de suite.

La progression harmonique n’est pas toujours clairement maîtrisée, comme on le verra plus tard.

De temps en temps, ces violons synthétiques prennent la parole de façon plus mélodique, et fournissent ce que l’on pourrait appeler un break : une courte phrase destinée à relancer le discours musical. Parfois, c’est raté (0’21 et suivantes) ; parfois, c’est très réussi (3’17 et suivante, mais écoutez un peu avant pour entendre les effets de note pédale et la tension dramatique qui monte).

L’écriture (même si elles sont probablement improvisées) de ces phrases fait apparaître plusieurs particularités notables.

Tout d’abord leur simplicité (qui est aussi la clé de leur efficacité). Des séquences répétées, sur un ambitus assez court (une quinte, en l’occurence) ; d’un point de vue rythmique, on a affaire à une suite de double-croches, certaines notes se transformant en croches car plus appuyées que les autres.

Cette simplicité est dissimulée sous une accumulation d’ornements, qui n’ont rien à envier au baroque italien — ou à la musique celtique (d’ailleurs vous n’avez pas cette curieuse impression d’entendre de la cornemuse surboostée ? moi si).

 De l’art de « sonner arabe »

Parlons maintenant des inflexions modales.

Tous les élèves ayant joué une fois dans leur vie une gamme mineure harmonique ont eu l’occasion de se rendre compte que, je cite : « ça fait arabe ». (Ce détail a d’ailleurs froissé de nombreuses générations de théoriciens de la musique, et les a conduit à bidouiller l’infâme mode mineur mélodique pour cette raison précise.)

Qu’est-ce qui fait qu’une gamme « sonne » arabe ? C’est la présence entre les notes d’un intervalle inattendu.

Dans la musique occidentale depuis près d’un millénaire, les hauteurs de notes sont définies par des tons et des demi-tons (le demi-ton étant considéré comme l’intervalle minimum discernable entre une note donnée et une note un tout petit peu plus aiguë ou plus grave). Ainsi, deux touches côte à côte d’un piano (une touche blanche et la touche noire juste à côté, ou bien deux touches blanches s’il n’y a pas de touches noires entre elles) sont-elles séparées par un demi-ton.

Ça, on sait.

De ce fait, dans toutes les gammes occidentales (même dans l’infâme bidouillage évoqué plus haut) les différentes notes sont séparées par un ton, ou par un demi-ton : si vous jouez la gamme de do Majeur, sur les touches blanches, toutes les touches seront séparées par une touche noire (donc par deux demi-tons, donc par un ton), sauf entre le mi et le fa, ou entre le si et le do, où il n’y a qu’un demi-ton.

Mais si vous jouez la fameuse gamme mineure harmonique (débrouillez-vous, j’ai la flemme de lancer LilyPond) :

do re mib fa sol lab si! do

les quatre dernières notes vont « sonner arabe », et pour une bonne raison : entre le la bémol et le si, il n’y a pas un demi-ton, il n’y a pas un ton, il y a... un ton et demi.

À partir de là, vous pouvez très bien mettre cet intervalle à un autre endroit dans votre gamme : par exemple, en partant du mi bémol — vous aurez alors besoin d’un fa dièse.

do re mib fad sol

Voici l’explication des notes que vous avez pu lire dans la petite phrase ci-dessus. S’agit-il pour autant d’un vrai mode ? Ma réponse est : oh que non. Si vous écoutez bien, vous verrez que les harmonies de cette chanson sont exclusivement composées d’accords parfaits, parfois enchaînés à la barbare, et que les phrases mélodiques sont improvisées avec un peu tous les intervalles qui tombent sous les doigts : vers 3’39, vous avez ainsi une phrase qui alterne les la bémol et naturels, les si bémol et naturels.

En gros, on est dans du bon gros do mineur directement venu d’occident ; et le fait, justement, que des phrases soient (pas délibérément, pas même consciemment) trafiquées pour « sonner arabe » me met assez mal à l’aise. J’ai la même impression lorsque j’entends de la pop asiatique : c’est un peu comme si vous voyiez le dernier survivant d’une tribu indienne mettre une vague peinture rituelle sur son 4x4 Mercedes.

 Le quart de Triangle des Bermudes

Enfin, j’aimerais finir par ce que ma collègue nomme « le fameux quart de ton propre à la musique arabe ».

Bon, je ne vous fais pas de dessin : un quart de ton, c’est un intervalle deux fois plus petit que le demi-ton.

Lequel était déjà censé être l’intervalle minimum.

Euh... la vérité, à mon sens, est la suivante. Que les musiques non-européennes aient été largement moins théorisées et codifiées (d’un point de vue harmonique en tout cas), c’est certain. Que les hauteurs n’y aient pas fait l’objet de barrières arbitraires comme cheunous, c’est possible et c’est tant mieux. Mais alors, cela marche dans les deux sens : si les musiciens traditionnels arabes n’avaient pas à obéir à la barrière du demi-ton, il n’avaient pas non plus à chercher à faire un quart de ton pour faire un quart de ton.

Le plus probable est qu’ils s’en foutaient.

Le plus probable est que le fait de faire une note légèrement trop haute ou trop basse est un effet très expressif, auquel certaines musiques arabes font sans doute appel occasionnellement (je n’en ai jamais entendu pour ma part).

Mais le fait de chercher à jouer un quart de ton exact, ça c’est trop tordu pour dater d’avant la musique contemporaine occidentale intello.

(oups — je me suis trahi)

Et même dans ladite musique contemporaine, l’emploi de quart de ton ne fait pas l’unanimité (passque bon, un fa quart de dièse restera toujours un fa naturel trop haut, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse ; ça peut être très beau, mais qu’on ne vienne pas me prétendre que c’est une révolution).

Donc, le « fameux » quart de ton revêt pour moi un peu le même charme mystérieux et inconnu que le Triangle des Bermudes : on ne l’a jamais vu, personne sait ce que c’est, et pourtant on se dit qu’il est là-bas, quelque part, et ça suffit à nous faire rêver.

Et de toute façon, vous ne remarquez rien ?

Cette chanson de Raï...

... est jouée sur des claviers.

De synthétiseurs.

Découpés en demi-tons.

Et probablement de marque japonaise.

Donc bon... l’exotisme...


Quelques jours après sa publication, cet article a donné lieu à une discussion sur la liste de discussions francophone de LilyPond. J’inclus cette conversation ci-dessous (et bien sûr, les commentaires sont toujours ouverts tout en bas) :

La Vie du Rail

Messages

  • Khaled (cheb) a longtemps bossé avec le talentueux Safy Boutella qui composait et ’arrangeait’ pour lui et qui a contribué en grande partie à son succés

  • Encore moi (MPop) tu as également une chanteuse kabyle beaucoup moins connue qu’Idir, la preuve, rien dans le wiki...et qui est Malika Domrane qui a fait de très belles choses.

  • Qu’est-ce qui fait qu’une gamme « sonne » arabe ? C’est la présence entre les notes d’un intervalle inattendu.

    Ne pourrait on pas appeler ça un anti saut de gamme ou un contre saut de gamme. Le principe du saut de gamme étant de jouer trois notes dont la première et la dernière ne font pas partie de la même gamme mais la deuxième fais le lien entre elles. Il pourrait donc s’agir d’un saut de gamme d’ou l’on a retiré la note servant à faire le lien, provoquant ainsi quelque chose qui attire l’oreille.

    • Hmm, je ne suis pas très familier de ce concept de « saut de gamme », donc je ne l’analyserais pas en ces termes.

      On pourrait éventuellement (à condition de ne pas craindre couper les cheveux en douze) parler de couleurs modales, et décrire ce mode sous forme de tétracordes trafiqués. Là où la gamme majeure traditionnelle (le mode de do) empile deux tétracordes se terminant chacun par un demi-ton, la gamme mineure ainsi bidouillée (avec un mib, un fa#, un lab et un si bécarre) peut se découper en deux tétracordes identiques : re mib fad sol puis sol lab si do.

      Mais bon, franchement c’est aller chercher très, très loin. À mon sens, cette gamme est uniquement un accord parfait de do mineur (do mib sol), les autres notes étant altérées uniquement pour tendre vers ces notes : le ré vers le mib, le fad vers le sol, le lab vers le sol, et le si vers le do.

      Et en écoutant attentivement l’extrait musical, on entant nettement que le « claviste » procède comme cela : dans ses interventions, il commence toujours par s’ancrer sur une ou deux notes polaires (le do et le sol, en l’occurrence) ; puis il se met à tourner autour, à répéter et développer diverses formules mélodiques qui ramènent toujours à ses notes polaires. Il me paraît donc déplacé de chercher là un langage harmonique spécifique, les harmonies fondamentales pouvant finalement se résumer à de bons gros accords parfaits bien d’cheunous.

  • vous dites que le 1/4 de ton n’a pas vraiment d’influence sur une melodie !!

    http://www.youtube.com/watch?featur...

    sur la video le mec chante plusieurs gammes (leurs noms s’inscrit a chaque fois k’il change de gamme), et je trouve que « le petit 1/4 de ton » donne une couleur particuliére a chaque gamme !!

    • Bonjour et merci pour ce lien ; il y a effectivement des petits choses intéressantes dans les trente premières secondes — même si je ne suis pas certain que le « quart de ton » interdise de parler d’une justesse approximative.
      Par ailleurs il faut supporter 1) les accords synthétiques éthérés qui accompagnent 2) la réverbération de malade qui noie tout ça 3) les bidouillages sur la voix ; j’ai l’impression d’entendre de grands coups d’AutoTune par moment. À ces trois inconvénients près, c’est effectivement très intéressant.

      Maintenant, si vous relisez mon article ci-dessus, vous verrez que je n’ai absolument pas soutenu que « le 1/4 de ton n’a pas vraiment d’influence sur une mélodie », comme vous me le faites dire. J’ai dit exactement le contraire :

      le fait de faire une note légèrement trop haute ou trop basse est un effet très expressif, auquel certaines musiques arabes font sans doute appel occasionnellement

      Et de fait, il me semble que dans les trois derniers quarts de la vidéo que vous signalez, il n’y a quasiment aucun quart de ton (sauf peut-être un si trois-quart bémol vers la fin). Le mot « occasionnellement » me semble donc approprié, même dans cet exemple précis.

      Ensuite, j’ai dit qu’une note trop haute ou trop basse (ça n’a pas besoin d’être exactement un quart de ton) est expressive dans une mélodie : vous parlez de « couleur particulière », ça me va. Mais je ne pense pas — en tout cas je n’ai pas rencontré d’exemple de cette sorte — que ces « quarts de ton » aient une valeur harmonique : ils sont uniquement destinés à renforcer l’expressivité de la mélodie.

      (Et comme je l’ai écrit ailleurs sur ce site, je ne pense pas qu’un micro-intervalle doive sérieusement être utilisé pour quoi que ce soit d’autre.)

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