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Dollhouse : la la la laaaa...

mardi 24 mars 2009, par Valentin.

Vous avez sûrement déjà eu cette impression, honteuse et agaçante, qu’un air débile entendu ici ou là vous tourne dans la tête, sans vouloir s’en aller. Qu’est-ce qui peut nous pousser à retenir telle ou telle mélodie, et pourquoi faut-il que cela tombe si souvent sur des musiques qu’on a toutes les raisons de dédaigner ?

C’est la question à laquelle j’ai essayé de répondre aujourd’hui, autour du générique d’une série récente.

Vous pensiez que seules les Grandes Œuvres de l’Humanité valaient le coup d’être étudiées ? Raté. En voici la preuve.

Alors, voilà.

On vit une époque morose, la crise financière fait rage, la vie politique est plus consternante que jamais, j’en ai fini avec mon opéra, ma femme est partie travailler à l’autre bout du pays...

Cela n’est rien. Le vrai drame, c’est qu’il n’y a plus aucune série valable à se mettre sous la dent. Battlestar Galactica a pris fin hier — ne me racontez pas, je n’ai pas encore vu le dernier épisode ! — tout comme nombre de ses consoeurs.

Alors,...

... alors je me rabats sur ce que je trouve. Sans joie.

 Buffy dans la Matrice

Dernière découverte en date, la série Dollhouse (ne la cherchez pas dans le programme télé), créée par le génial tâcheron Joss Whedon. Il a commis notamment des séries comme Buffy chasseuse de vampires, le truc qu’il fallait avoir vu à l’époque où j’étais au collège. Plus récemment, il a grandement remonté dans mon estime avec le génialissime Dr Horrible, une mini-série/comédie musicale, montée de bric et de broc sans vrai budget.

Dollhouse, c’est l’histoire de... Bof, on s’en fout un peu en fait. L’actrice principale semble s’être offerte une série sur-mesure pour cabotiner ; de plus la chaîne FOX (de droite dure) qui diffuse tout ça a modifié le scénario à sa sauce. Il y a de la science-fiction, une conspiration, des bons sentiments, des traîtres, de l’espionnage et une enquête, des nunuches et de la baston. Et surtout, un rescapé de Battlestar, qui est l’unique raison pour laquelle j’ai continué à regarder.

 Le générique

Bon, passons aux choses sérieuses. J’ai vu le générique une première fois, et l’ai trouvé...

... nul.

(Je remercie au passage le dénommé Florian qui a regroupé ces vidéos sur son site consacré à Dollhouse. [Mise à jour : je ne sais quel jeanfoutre ayant décidé de censurer toutes ces vidéos sur YouTube, il m’a fallu trouver une autre source.])

Regardons cela de plus près. J’aime bien le discret effet du premier plan, les lumières des immeubles qui apparaissent dans le désordre. Qu’avons-nous, à part cela ? Différents plans de la nunuche en titre, dans divers costumes (de préférence modérément suggestifs), avec un léger ralenti. Bof. On notera les cadres et les textes sur l’image (terriblement banal), les variations de flou et la prédominance des teintes bleues/oranges, qui sont à la mode depuis sept/huit ans (avant cela, c’était l’harmonie vert/orange de Matrix).

 La chanson du générique

Ce sur quoi j’aimerais m’attarder, c’est la chanson du générique. Grâce au site dont je vous parlais, j’ai pu identifier la chanteuse : il s’agit de Jonatah Brooke. Une chanteuse américaine pas extraordinaire, dont certaines chansons ont déjà servi dans Buffy ou dans des films Disney. Elle chante d’ailleurs en français dans un de ses albums (sans aucun accent), et tout ça n’est ma foi pas calamiteux.

La chanson s’appelle What You Don’t Know, et la voici dans sa version intégrale. Elle a été « écrite » (notez les guillemets) spécialement pour ce générique, c’est pourquoi le clip est illustré par des images de la série. Vous retrouverez dans la troisième partie les lalalaaa qui servent au générique, ainsi que la boîte à musique (d’ailleurs violemment raccourcie dans le générique).

Sur le site de la chanteuse, voici ce qu’elle dit de cette chanson :

Le thème de la fin est venu d’abord, parce que c’était la priorité. Ils ne voulaient pas de paroles ; alors je me suis dit qu’une voix « la la la » inquiétante, assortie de l’accompagnement de guitare sinueux d’Éric Bazilian serait un bon plan. De là, on a travaillé en sens inverse pour écrire la chanson en fonction du thème qui devait arriver à la fin.

Certaines paroles s’inspirent nettement du scénario du premier épisode — et j’ai eu de la chance, car dans chaque épisode les personnages demandent « est-ce que je me suis endormi ? », et le savant fou de service répond « oui, un petit moment » — notre petit pont musical fait écho à cela.

Écrire des chansons est encore pour moi un adorable mystère. Il y a des choses qui apparaissent d’elles-même, et on les écrit avant de les oublier. Cette chanson était un peu comme ça, et puis on a assemblé les morceaux jusqu’à ce qu’on sente que c’était correct.

Mmm.

« D’elles-même » ?

 Petite analyse de la mélodie

Au bout d’un ou deux jours, je me suis rendu compte que cette chanson me tournait dans la tête. Non pas à cause de la série, non pas à cause des nunuches, ni à cause du « lalala » chanté par une voix féminine éthérée (je vois d’ici ma femme me faire les gros yeux), mais... tout simplement parce que

— nom de nom —

— si l’on regarde de plus près —

qu’est-ce que c’est bien foutu !!

Reprenons.

Vue d’ensemble.

Notez le petit effet sonore croissant tout au début : c’est typique de la mode post-Matrix (tout comme les bruits de grincements ralentis, que l’on n’a pas ici mais qui sont très employés notamment dans Spiderman).

Je passe rapidement sur le rythme de la mélodie : notez juste les liaisons de tenue (ci-dessous), et les notes qui tombent avant le temps, donnant de l’allant et presque une sorte de swing.

On entend un léger effet de chorus sur la voix, qui incite à imaginer non pas une mais plusieurs chanteuses à l’unisson. C’est particulièrement sensible en comparant avec la version avec paroles, où cet effet n’intervient pas.

L’arrangement est conventionnel mais remplit son travail : il donne à l’ensemble un mouvement lent et régulier.

Le piano n’y est pas étrangé, qui scande ses accords de main droite sur chaque croche. La batterie donne toutes les croches également, même si l’on n’échappe pas au léger coup de caisse claire sur le deuxième et quatrième temps, rappellant discrètement que la série est destinée à des teenagers amateurs de Radiohead et Oasis. D’ailleurs, des fragments de guitare électrique contribuent à cette évocation.

Première phrase.

Nous sommes en sol mineur, mais la note de sol (la tonique) est la seule note qui n’apparaît pas.

La phrase commence et finit sur le si bémol, qui est la tierce (donc la note la plus expressive) de l’accord parfait de tonique.

On a une phrase qui monte, puis descend (ce qui est le mouvement le plus naturel pour une mélodie, le plus proche de l’intonation de la voix parlée lorsqu’on expose simplement quelque chose).

Plus exactement, elle monte jusqu’au fa, qui est la septième de l’accord de sol mineur. Cette note n’est pas donnée dans l’accompagnement (qui joue un bête accord parfait, pas un accord de septième).

La phrase commence par un mouvement conjoint (des notes côte-à-côte) ; mais le fa, point culminant de la phrase, est mis en valeur par un mouvement disjoint : un intervalle de tierce.

Regardez bien la descente. Comme la montée, elle commence par un mouvement conjoint descendant depuis le fa. Cependant, elle se termine en ligne brisée. Pour deux raisons : le « do ré » en double-croches, d’abord, fait écho à la montée. Et de plus, là encore, la note d’arrivée est mise en valeur par un mouvement disjoint : cette fois, entre le ré et le la, on a un intervalle de quarte descendante. Le dernier sib sert juste à résoudre l’appogiature et à préparer la phrase suivante, il n’a aucun intérêt.

Au passage : ce « la » grave est la seule et unique raison pour laquelle je préfère la version « la la la » à la version avec paroles, où elle est remplacée directement par un sib.

Dans l’ordre nous ont donc été présentés des intervalles de seconde, puis de tierce, puis de quarte. Et ça ne s’arrête pas là.

Deuxième phrase.

La deuxième phrase, comme toutes celles qui suivent, reprend le motif de la première et l’amplifie.

Cette fois encore, Nous avions eu la seconde, puis la tierce, puis la quarte : voici la quinte. Cette fois, le mouvement disjoint est très prononcé entre le ré et le la.

De plus, nous progressons encore dans notre accord de sol mineur, puisque l’on atteint cette fois la neuvième ajoutée.

Ce « la » pourrait, comme précédemment, descendre par mouvement conjoint jusqu’au fa : la sol fa. Au lieu de quoi, il monte vers le sib puis descend vers le fa par mouvement disjoint (quarte descendante) : c’est exactement le même dessin qu’à la fin de la première phrase.

De plus, cela permet, encore une fois, d’éviter l’emploi de la note « sol », qui serait nettement moins expressive.

Cette phrase s’achève en suspens ; elle complète la première phrase pour former une carrure de quatre mesures.

Troisième phrase.

L’instrumentation se densifie (guitare électrique plus présente, choeurs), indiquant ainsi le sommet de la chanson.

Après deux phrases courtes, une troisième deux fois plus longue : on est dans une construction archi-classique, que n’aurait pas renié Mozart ou Corelli (on termine d’ailleurs sur une demi-cadence, c’est dire !).

D’un point de vue harmonique, on atteint enfin l’accord de dominante (Ré Majeur, ici indiqué par un D). Non seulement on l’atteint, mais on repasse par la tonique pour le confirmer (archi-classique, je vous l’avais dit).

Notez que la phrase commence sur un fa naturel (qui a été, là encore, préparé à la fin de la phrase précédente), pendant que la guitare électrique nous joue un magnifique fa dièse pile au même endroit. C’est que l’accord de dominante est clairement Majeur, tandis que la mélodie nous donne une tierce mineure : c’est la fameuse blue note, qui donne notamment son nom au blues.

Mouvements conjoints exclusivement pour la première mesure. La deuxième mesure reprend exactement la dernière mesure de la phrase 1 ci-dessus. Enfin... Enfin arrive LE détail qui fait mouche. Regardez, et admirez.

 À la pêche aux poissons d’or

LA Troisième Mesure de cette même troisième phrase.

Nous commençons sur un Sol grave.

C’est la première fois que cette note est donnée dans la mélodie. Et la dernière.

C’est la note la plus grave de toute la mélodie.

Et juste après, nous avons...

La note la plus aigüe : le Do aigu.

Comment est-il amené, ce Do ? Par un mouvement conjoint tout ce qu’il y a de plus banal : sol la sib do Sauf que : entre le sib et le do, on décroche. On saute d’une octave : notre petit intervalle de seconde devient un large intervalle de neuvième, chose peu banale dans la variété et le rock.

J’explique toujours à mes élèves combien les mouvements disjoints, les intervalles larges, sont utiles dans ce que j’appelle « un geste vocal » : lorsque nous devons jouer quelque chose de ce genre au piano, nous essayons d’imaginer l’expressivité d’un chanteur qui chanterait cette mélodie.

Cette expressivité, la voici. Devant vous.

Comment expliquer ce Do ? La mélodie nous a donné comme points culminants :

  • le Fa (la septième de l’accord), amené par un saut de tierce ;
  • puis le La (neuvième de l’accord), amené par un saut de quinte ;
  • voici donc le Do (la onzième), amené par un saut de neuvième.

Implacable.

Ce n’est pas tout.

Nous avons vu que cette note aigüe, hautement expressive apparaît sur la deuxième croche du deuxième temps de la troisième mesure de la phrase.

Vous suivez ?

Comptons les demi-temps de cette phrase. 4 mesures, de 4 temps chacune, cela fait 32 demi-temps.

 4 \times 4 \times 2 = 32

Or ce Do aigu est donné sur le vingtième demi-temps de l’ensemble de la phrase. C’est-à-dire, non pas à la moitié, non pas aux trois quarts, mais...

 \frac {32} {20} = 1.6

... à 1,6 moitiés par rapport au milieu de la phrase.

Hum.

Ça ne vous rappelle rien ?

 \frac {32}{20} = 1.6 \approx 1.6180339... = \frac {1 + \sqrt{5}}{2} = \phi

Proportionnellement à la phrase, cette note se trouve donc à l’endroit le plus rapproché possible de la section dorée, c’est-a-dire du célèbre « nombre d’or ».

Parce que bon, une analyse musicale ne serait pas une analyse digne de ce nom si on ne dégotait pas le nombre d’or ici ou là... Et dans le cas présent, vous pourrez constater que je ne l’ai pas inventé, hein !

Enfin, on revient sur le si bémol, puis un nouveau mouvement disjoint (saut de sixte descendant) nous ramène sur le ré grave. On aurait pu avoir un la à la place, pour rester en mouvement conjoint, mais cela aurait été tellement moins expressif...

Bon. On l’écoute une dernière fois ? Je parie mon chapeau qu’au point où nous en sommes, vous connaissez cette mélodie aussi bien que moi.

 Hollywood chewing-rock

Dans cette chanson, l’efficacité des mouvements mélodiques et de la progression des intervalles se construit avec une logique étonnante, qui donne l’impression d’un savant calcul très maîtrisé. Pourtant, il me semble très peu probable que la chanteuse en question se soit délibérément livrée à un tel chantier. Mon avis est que nous baignons tous dans un patrimoine musical collectif, un langage qui découle de siècles de musique « classique », tonale, carrée, et bourrée de codifications. Ces codes nous sont tellement familiers que nous serons spontanément poussés à les appliquer, quel que soit notre talent ou notre situation. Et en l’occurrence, plutôt avec talent, il faut l’admettre.

On peut donc, dans cette chanson, voir au-delà du style vaguement rock-slow-daube pour ados.

Ainsi, cette mélodie est un pur exemple de ce que je nomme l’écriture hollywoodienne. On a tous en tête les longues phrases de violons dans les scènes d’amour au cinéma ; eh bien ces phrases procèdent typiquement comme la présente mélodie : on va, peu à peu, chercher des intervalles de plus en plus larges, et des notes de plus en plus aigües. (Voir aussi les bouts de violons cités dans mon article sur le Funk.)

Voici une très célèbre musique des années 50, extrait du film Vertigo (Sueurs Froides) d’Alfred Hitchcock, musique de Bernard Hermann.

On peut trouver des exemples dans la plupart des films hollywoodiens récents ; je me contenterai de celui-ci tiré d’Indiana Jones (musique de John Williams), dont j’ai déjà eu l’occasion de parler ici et sur lequel je reviendrai.

Je choisis à dessein des exemples très lents, mais ce genre d’écriture est de toute façon très étiré en général. Au fond, c’est peut-être cela ce qui est plaisant dans ce générique : une mélodie très hollywoodienne, mais qui est adossée à une structure rythmique en mouvement qui évoque davantage le rock.

Voilà voilà.

Bon, là-dessus je m’en vais regarder tristement la fin de Battlestar Galactica, série épique et monumentale dont les geeks du monde entier ont fièrement porté l’étendard ces six dernières années.

Et pourtant, la chanson du générique de Battlestar, elle est toute pourrie.

Comme quoi.

Valentin