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Papier à musique

mardi 3 juin 2014, par Valentin.

Petite anecdote.

Par un après-midi d’hiver, à l’âge de 16 ans, j’entrai dans la vieille boutique de partitions « Euterpe », non loin du conservatoire de Saint-Maur. Je voulais acheter une ou deux feuilles de papier à musique grand format (à cette époque j’écrivais mon grand « Remugle » concertant, pour piano et orchestre).

La vieille dame qui y officiait (elle prit sa retraite quelque temps plus tard) me regarda par-dessus ses lunettes.
« J’peux te faire un cadeau ?
— Euh... oui (?) »

Ignorant mon air interloqué, elle disparut un instant dans son arrière-boutique, et en ressortit avec un immense sac en plastique blanc (sur lequel se devinaient quelques lignes écrites en bleu — il y était question, je crois, d’un artisan plombier), plein à craquer (il se déchirait déjà par endroits).

Dedans, s’ammoncellaient des feuilles de papier à musique de tous formats, passablement jaunies, aux portées de longueur parfois irrégulière). Je pris le sac en position horizontale afin qu’il ne cède pas (j’allais le porter ainsi pendant les quarante-cinq minutes de R.E.R. qui me séparaient de l’appartement de mes parents).

« C’était à mon mari. »
Je bredouillai un remerciement, ébauchai peut-être, pour la forme, un geste vers mon porte-monnaie. Il ne me vint pas à l’idée de demander combien je devais, ni ce qu’avait été le sort dudit mari.

Pendant les mois qui suivirent, cette pile de feuilles devint pour moi un objet sacré (jusqu’au sac dans lequel elles se serraient, et dans lequel elles sont encore aujourd’hui). N’osant guère les entamer, je photocopiai celle du haut (c’était du papier d’orchestre, à 40 portées par page) sur plusieurs feuilles de grand format, qui me servirent à rédiger les deux premières parties de mon « Remugle » ; alors que j’avais passé mes deux premières années de lycée à écrire discrètement des partitions dans mes cahiers de cours, en Terminale je commençai à déployer ostensiblement sur les tables mon papier à musique au format A3, que je remplissais soigneusement tout en continuant à m’intéresser et participer aux cours.

Ces feuilles grossièrement photocopiées se délitaient dès que l’on essayait d’y passer un coup de gomme ; elles accueillirent tant bien que mal, l’année suivante, les six premières pages de ma pièce « Corail » et le premier tiers de mon quatuor à cordes en 2003. Je n’ai, à ce jour, terminé aucune de ces partitions.

En 2006, lorsque l’Opéra de Montpellier me commanda l’opéra sur lequel je travaillais depuis déjà plusieurs mois, et qu’il s’avéra que la partition serait destinée à un véritable orchestre plutôt qu’à trois ou quatre instruments (ou à un nonette), je ressortis mes feuilles d’orchestre, et me rendis, cette fois, dans un magasin de reprographie spécialisé, où je fis photocopier, à nouveau, la même page, en 200 exemplaires sur papier épais de 90 grammes. C’est sur ce papier que j’écrivis la partition de l’opéra. Sur chaque page se retrouvait la même irrégularité des portées, et je rallongeais à la main certaines lignes avant de tirer, avec une longue règle de 40 centimètres (qui de toute façon ne suffisait pas), des barres de mesure parfaitement verticales et ajustées au demi-millimètre, regroupées par familles d’instruments.

Extrait de cahier
(Sonate pour piano, première page)

Au lycée et en classe préparatoire, ma seule ambition avait été de pouvoir enfin abandonner mes cahiers pour écrire sur du « vrai » papier à musique ; quelques années après être sorti de l’enseignement scolaire, je réalisai que je n’abandonnerais jamais les cahiers d’écolier à grands carreaux et interlignes. Bien plus compacts, plus discrets, plus pratiques, ils me permettaient d’écrire dans le R.E.R., ou sur un coin de table, ou même en pleine rue ; de surcroît, leur aspect familier, mais surtout leur côté inadapté et illégitime pour noter de la musique, en faisait des objets bien moins intimidants qu’une authentique feuille de papier à portées, blanche et immense.

De surcroît, mon intérêt pour la partition en tant qu’objet graphique s’était radicalement déplacé, à partir de 2006, avec ma pratique intensive du logiciel LilyPond. Le souci d’exactitude qui m’avait toujours animé mais se trouvait constamment frustré sur le papier, par un coup de crayon mal gommé, une mine imparfaitement taillée, un trait insensiblement mal placé, trouvait un espace d’expression mathématiquement exact dans le « code source » LilyPond, avec ses lignes de code d’un nombre précis de caractères, sa syntaxe stable, son organisation claire et rassurante.

Une feuille de musique
Cinquante temps pour orchestre

Et la pile de feuilles de musique dort encore, paisiblement, dans son sac déchiré de plastique blanc et bleu et sous une confortable couche de poussière. Je ne m’en sers que dans de grandes occasions ; j’aime me dire que chacune d’entre elles, un jour, connaîtra un emploi intéressant. J’aime savoir qu’elles m’attendent, et m’attendront longtemps encore.

La boutique a fermé depuis près de quinze ans. Je passe devant chaque semaine, en allant travailler (toujours à Saint-Maur, mais aujourd’hui en tant que professeur). Elle a été remplacée par d’autres commerces ; ces dernières années c’est, je crois, un institut de beauté.

L’autre jour sur le chemin du travail, j’ai croisé « Mme Euterpe », qui marchait à petits pas dans la rue. Elle a levé les yeux un instant.

Je crois qu’elle m’a reconnu.

Mai 2013.

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